La Chronique Agora

Gare aux incendiaires…

** Rarement une affaire politique ou financière aura inspiré autant de commentaires sur les forums boursiers que les déboires financiers de la Société Générale (SG). On peut y lire beaucoup de stupidités et de « posts » malveillants du type « fermez vos comptes à la SG ». Aucune des personnes de mon entourage proche ou plus lointain n’envisage rien de tel et je m’empresserais de les en dissuader. Mais on trouve également des contributions fort bien documentées, émanant de véritables spécialistes du front- et du middle-office qui démontrent que la thèse de l’homme seul, du trader terroriste est difficile à accepter telle quelle.

Les architectures informatiques d’enregistrement et de balance des mouvements entre les différents agents (institutionnels) sont extrêmement complexes, les procédures de contrôle redondantes. Toutes les opérations sur les marchés dérivés impliquent des appels de marge ; les conversations des négociateurs et vendeurs sont toutes enregistrées sur bande — c’est une image car nous vivons à l’ère du numérique. Il est donc possible de vérifier si les positions correspondent aux ordres transmis et gérés par les traders des autres établissements financiers.

Même si les procédures de sécurité et les garde-fous internes peuvent être contournés, les chiffres comptables faussés, les risques maquillés, moyennant une certaine forme de génie informatique — qui vaut certainement beaucoup plus qu’un salaire de 10 000 euros par mois sur le marché –, il est en revanche impossible de truquer les rapprochements auxquels procèdent les chambres de compensation.

Les mouvements de capitaux deviennent à ce stade bien réels (par le jeu des règlement/livraisons des divers instruments financiers) ; si la capacité de couverture d’une banque est réputée quasi-illimitée — c’est le cas pour des banques dont les dépôts dépassent les 100 milliards d’euros –, des intermédiaires extérieurs conservent la trace indélébile des transactions entre adhérents.

Et lorsque des montants anormaux sont détectés sur des engagements à terme — et 50 milliards de positions sur des dérivés tels que contrats ou options sur indice même couverts sont totalement hors norme –, lorsque des différences de soldes de capitaux se matérialisent, des enquêtes sont automatiquement déclenchées auprès des services de contrôle des banques. A aucun moment les traders n’ont la main sur ces services, puisqu’ils les ignorent… jusqu’au moment où ils sont invités à s’expliquer, et il est alors trop tard pour créer de nouvelles transactions fictives effaçant la source du problème.

Le présumé coupable pouvait-il aveugler de manière perverse — selon ses propres termes — le système pendant deux ans ? Aurait-il réussi à échapper à tout contrôle, à toute enquête (audition des bandes, rapprochement des écritures comptables, appels auprès des confrères afin d’y voir plus clair ?). Cela tiendrait du prodige…

Mais les miracles sont possibles puisque la bulle du crédit n’a pas explosé avant le tout début de l’année 2007. Et le S&P ou le Dax ont même réussi à battre leurs records absolus après les turbulences du mois d’août (moment à partir duquel les transactions sur les subprimes et leurs dérivés exotiques ont littéralement cessé d’exister, tandis que des décotes abyssales (jusqu’à -70%) étaient appliquées à nombre de tranches de CDO.

** Il résulte donc de tout ce qui précède un taux d’incrédulité particulièrement élevé face à la version officielle qui a été présentée aux marchés et à la presse jeudi dernier !

Même en introduisant un bémol de type « partiellement possible », le scepticisme demeure le sentiment le plus largement partagé par tous les acteurs du marché.

L’une des interrogations récurrentes concerne également la façon dont les positions anormales ont été liquidées. Elles ne généraient pas, au moment de leur identification, de pertes potentielles supérieures à celles occasionnées par les spéculations malheureuses de Nick Leeson en 1995 (1,4 milliards de l’époque, soit l’équivalent en euros). Mais au final, l’addition s’avère trois fois plus lourde.

Pour reprendre le mot d’ordre de la ministre des Finances Christine Lagarde : « pas vendu, pas perdu « … Autrement dit, le « terroriste » ou « l’incendiaire » de la Société Générale — je n’ose personnellement pas associer son nom à ces qualificatifs — n’a personnellement pas perdu un cent, d’autres s’en sont chargés à sa place !

Les conditions de marchés étaient certes exécrables. La Société Générale a effectivement joué de malchance en prenant la décision de se couper la main (plutôt que le bras) le seul lundi du semestre où Wall Street était fermé, tandis que les places européennes étaient ouvertes. Une relative illiquidité ne pouvait qu’accroître la volatilité à la baisse.

La suite, vous la connaissez : mini-krach boursier, brutal abaissement des taux puis colère –peu médiatisée en Europe — de la Fed, surprise du gouvernement français, consternation générale. Mais les implications vont bien au-delà des seuls marchés financiers. Comment le fisc français va-t-il considérer l’imputation des pertes annoncées jeudi sur l’exercice 2007 (origine des prises de positions), ce qui va amputer le bénéfice imposable de 90% ?

Et si, comme cela s’est déjà vu, lesdites pertes ne sont pas considérées comme justifiant d’échapper à l’impôt tel qu’il pouvait être calculé au 31 décembre 2007, quel impact cela va-t-il avoir sur les comptes de la banque en 2008 ?

En attendant de connaître les modalités de l’augmentation de capital, le titre Société Générale (-4%) a continué de pâtir de lourds dégagements — 12,5 millions de titres contre 25 millions vendredi –, ce qui a considérablement pesé sur la performance du CAC 40, lequel perdait 0,6%, au lieu de -0,3% pour l’Euro Stoxx 50 et +0,1% à Francfort.

** De toute façon, la journée de lundi avait mal commencé : on a assisté à une déferlante de mauvaises nouvelles économiques et même climatiques, avec de grosses intempéries qui paralysent le nord de la Chine. Tout ceci — plus le repli de Wall Street vendredi — avait plombé les marchés asiatiques dès l’ouverture (-7,2% à Shanghai) et la déprime a rapidement contaminé les places du Vieux Continent qui ne tardaient pas à perdre entre 2% et 2,5%.

Mais Wall Street demeure stoïque face à la tempête boursière qui sévit depuis une semaine. Elle place ses espoirs dans une nouvelle baisse de taux qui pourrait être annoncée dès ce mercredi, la Fed étant supposée réduire le loyer de l’argent d’un quart de point à 3,25%… et pourquoi pas un objectif de 3% à très court terme ? Ce serait l’avènement de l’argent gratuit —– puisque l’inflation dépasse ce score depuis le mois de novembre — afin de redonner des marges de manœuvre aux établissements de crédit américains.

Une perspective qui expliquait la physionomie beaucoup plus engageante des indices US lundi soir : le S&P 500 s’inscrivait en territoire positif (+1,35% à mi-séance), malgré la publication d’un très mauvais chiffre concernant les ventes de logements neufs aux Etats-Unis au mois de décembre.

Celles-ci ont en effet chuté de 4,7% en décembre (à 604 000 unités) et les estimations pour novembre ont été nettement abaissées à 634 000, contre 647 000 initialement. Autrement dit, les ventes reculaient de 40,7% en rythme annuel fin 2007 et les prix moyens dans le neuf ont chuté de10, 4%. Du jamais vu en plus de 30 ans !

Mais du jamais vu, cela devient notre lot quotidien depuis une semaine… Nous avions annoncé à maintes reprises que la correction en cours serait sans précédent — et elle l’est effectivement !

Philippe Béchade,
Paris

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