Etre actionnaire d’entreprises ayant « vendu leur âme » à des fonds de dette en l’échange de liquidités revient à posséder une coquille vide.
Jusqu’à la crise des subprimes, l’organisation de notre capitalisme financier était des plus simples.
Les actionnaires apportaient des fonds propres aux entreprises et étaient rémunérés sur les éventuels bénéfices futurs, tandis que les prêteurs, bien souvent des établissements bancaires, mettaient à disposition des liquidités pour une durée prédéterminée en échange d’une rémunération fixe.
La hiérarchie des créanciers était tout aussi limpide : en cas de faillite d’une entreprise, les actionnaires seraient mis à contribution pour éponger les créances, laissant aux prêteurs la possibilité de continuer l’activité (en prenant la main sur le capital), ou la cesser en se répartissant les actifs réalisables. Tout ce beau monde pouvait s’appuyer sur les marchés cotés pour valoriser, en temps réel, les actifs financiers et apporter de la liquidité.
Tout a changé depuis avec l’essor de la « finance de l’ombre ». Derrière cette expression menaçante se cache les activités financières qui ont lieu hors des grands réseaux bancaires. Elles ont pris une importance exponentielle, et les nouvelles pratiques de ces acteurs de plus en plus imposants sont en train d’hypothéquer l’avenir de nos fleurons industriels.
Quand les banques ne jouent plus leur rôle
La crise des subprimes a conduit les grandes banques à réduire de manière compulsive leur risque.
La titrisation des créances n’étant plus en odeur de sainteté depuis la dernière crise financière, elles ont répondu au besoin de visibilité accrue en renforçant leurs fonds propres (de manière plus ou moins forcée) et en étant de plus en plus exigeantes dans l’octroi de crédit.
Au fil des ans est ainsi apparue une finance à deux vitesses avec d’un côté des établissements bancaires qui ne prêtent plus qu’aux entreprises les plus grosses et les plus solvables, leur faisant profiter des taux bas des banques centrales ; et de l’autre le reste du tissu économique qui s’est retrouvé privé de solutions de financement.
Or, ces emprunteurs de seconde zone ne représentent pas uniquement quelques PME familiales proches de la faillite : on y trouve en réalité toutes les entreprises qui ont le malheur de ne pas faire partie des plus grandes capitalisations boursières.
La finance de l’ombre s’est engouffrée dans la brèche.
Depuis dix ans, les établissements non bancaires ont multiplié les prêts aux entreprises, répondant aux besoins de tous types de clients délaissés par les grands réseaux : start-ups, entreprises technologiques sans actifs, mais aussi acteurs industriels gourmands en capitaux.
Et comme ces prêteurs financent les emprunteurs sur leurs propres actifs en conservant leurs engagements dans leur bilan, ils sont traditionnellement tout aussi rigoureux dans la sélection des dossiers tout en exigeant une juste rémunération du risque. La finance de l’ombre prête, mais elle est chère.
Succès de la dette privée
La recette a fonctionné à merveille et les fonds de dettes privées ont vu leurs encours gonfler de manière exponentielle. Selon Apollo, un des leaders du marché, le marché mondial pourrait aujourd’hui dépasser les 40 000 milliards d’euros.
La tendance ne s’est pas arrêtée avec la hausse des taux directeurs. Cette année, Ares Capital, qui possédait déjà pour plus de 400 milliards de dollars d’actifs sous gestion, a bouclé une nouvelle levée de fonds de 34 milliards de dollars, un record dans l’histoire du groupe.
Même BlackRock, qui possède déjà pour le compte de ses clients plus de 10 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion, souhaite accélérer dans le financement privé. Rich Kushel a ainsi annoncé il y a quinze jours la création de BlackRock Global Direct Lending, qui a pour mission de faire gonfler le portefeuille actuel de 86 Md€ de dette privée sous gestion au niveau de celui de ses concurrents.
Mais depuis plusieurs mois, les pratiques des fonds de crédit privé changent. L’octroi de dette simple est en train de laisser la place à l’émission de dette garantie par des actifs critiques au bon fonctionnement des entreprises.
En début d’année, le groupe Air France-KLM a ainsi cédé à Apollo les actifs de son programme de fidélité Flying Blue et ses contrats de maintenance des moteurs contre un financement en quasi-fonds propres de 1,5 milliards d’euros. Fin 2020, le même Apollo a acheté 49,9% des parts de l’usine américaine de fabrication de canettes d’AB InBev, pour un montant de 3 milliards de dollars.
Avec ces garanties, les fonds privés n’ont plus peur d’aller sur le terrain des financements au-delà du milliard de dollars, traditionnellement chasse gardée des banques travaillant en syndication (regroupement de concurrents sur un même dossier).
La contrepartie est que, pour les actionnaires, la mise en gage d’actifs critiques appauvrit la valeur réelle des entreprises ainsi financées.
Une véritable hypothèque sur l’avenir
L’obtention de ce type de financement est souvent présentée comme une victoire par les entreprises. En réalité, les actionnaires doivent considérer avec la plus grande méfiance ce type d’opérations. Pour un emprunteur, mettre en garantie des immeubles de bureaux ou l’outil de production n’a pas du tout le même impact en cas de difficultés à rembourser les sommes dues.
Petit à petit, les Oaktree, Ares et autres Apollo sont en train de siphonner les actifs industriels acquis au fil des décennies par des grands groupes qui ont le malheur de ne plus rentrer dans les critères de solvabilité des banques.
En prenant des garanties sur le coeur de l’activité des emprunteurs, les prêteurs sont en mesure de prendre le contrôle total de ces groupes au moindre soubresaut économique.
Plus question, désormais, d’attendre un dépôt de bilan et la mise à zéro de la valeur des actions pour devenir les nouveaux maîtres du navire : il suffira du moindre incident de paiement sur les prêts octroyés pour détenir un droit de vie ou de mort sur la bonne marche de l’entreprise.
Etre actionnaire d’entreprises ayant « vendu leur âme » à des fonds de dette en l’échange de liquidités revient à posséder une coquille vide.
A la veille d’une possible récession mondiale, ce risque qui était encore négligeable il y a dix ans de cela va devenir primordial. Car en cas de trou d’air passager mais intense, les fleurons industriels européens pourraient passer en un clin d’oeil dans l’escarcelle des fonds de dette américains.