La Chronique Agora

Fichue Saint-Valentin

… Fichue Saint-Valentin ! Depuis hier soir, ma femme ne m’adresse plus la parole. Je n’avais pourtant pas oublié la date symbolique (facile : elle tombe la veille du rapport de la BCE pour février). Et j’avais bien fait les choses : je m’étais libéré pour toute la soirée ; j’avais coupé mon téléphone, acheté un bouquet de lys, et réservé une table dans son restaurant japonais favori.

… Qu’est-ce qui a bien pu mal tourner ? Je me le demande encore.

Tout peut s’oublier qui s’enfuit déjà
On peut être banquier central et ménager malgré tout son couple. Chaque année, je sacrifie au touchant rituel de la Saint-Valentin : rien de tel pour déclarer sa reconnaissance à l’être qui vous consacre les meilleures années de sa vie. Je regrette que l’on n’ait pas, sur le même principe, institué une Fête du Chargé de Compte : mais c’est comme ça.

Je fais mienne, cher Journal, la devise du poète Térence : Homo sum, et humani nihil a me alienum puto. Je l’ai même placardée sur la porte de mon bureau. Quoi qu’en disent mes facétieux collègues, elle ne signifie pas : "A force de manger du houmous, j’ai fini à l’asile de Puteaux", mais bien : "Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger".

Non, rien de rien — surtout pas les femmes. Oh ! Je ne prétends pas lire en elles comme dans un livre ! Il n’en reste pas moins qu’elles m’intéressent prodigieusement. Plus j’en apprends à leur sujet, plus je mesure mon ignorance. J’ai un ami, spécialiste du Grand Requin Blanc en Afrique du Sud, qui ne dit pas autre chose : et ce n’est pas une moitié de cuisse, laissée l’année dernière au large de Seal Island, qui diminuera son enthousiasme pour ces squales magnifiques. Eh bien, fort de deux pensions alimentaires, je me sens tout à fait dans son cas. A l’instar d’autres mystères de la nature, comme les typhons ou les radiations nucléaires, les femmes m’inspirent une curiosité pleine de respect.

Surtout la mienne.

Je ne désespère pas de parvenir à la comprendre. Ce n’est pas toujours facile : nihil alienum puto, d’accord, mais à condition de ne pas lésiner sur le puto. Car ils sont profonds, les abîmes qui nous séparent ! A mes yeux, les femmes sont une source inépuisable d’étonnements divers. Leur technique pour retirer un pull-over m’a toujours dépassé. Ce qu’elles arrivent à tirer d’un simple tube de pâte dentifrice m’inspire à la fois de l’admiration pour leur génie pratique et une certaine forme d’horreur sacrée. Quant à leur curieux rapport à l’ordre, il ne laisse pas de me confondre : rien ne traîne jamais dans leur living ; tout atterrit dans leur sac à main. Je me suis fait cette réflexion que les femmes tiennent leur living comme les hommes leur boîte à outils — et qu’elles rangent leur sac à main comme les hommes, leur living.

On a vu souvent rejaillir le feu de l’ancien volcan qu’on croyait trop vieux
Mais cette diversité participe de la richesse de l’existence. Hier, donc, en début de soirée, tiré à quatre épingles et mes lys sous le bras, j’en étais à ranger mon bureau juste avant de me rendre au restaurant. Egisthe, mon analyste technique, avait depuis longtemps quitté ses graphiques pour aller dîner aux chandelles avec Ulrika, l’hôtesse de l’air suédoise qu’il fréquente en ce moment. (Le mois dernier, c’était un top-model indonésien. Pauvre Egisthe ! Les tumultes de sa vie sentimentale m’inspirent une sincère compassion : trouvera-t-il jamais ce bonheur auquel il a droit, comme tout un chacun ? D’un autre côté, il n’a pas l’air non plus de se plaindre.)

… Bref, j’allais partir quand l’idée m’est venue de jeter un dernier coup d’oeil aux statistiques. Ce fut là, je crois, mon erreur. Aux USA, les partisans d’une récession n’ont eu guère de grain à moudre face à une salve groupée de bonnes nouvelles. Par exemple, l’indice ISM des services a continué de croître en janvier, à 59 points contre 57 attendu et 56,7 le mois précédent, tandis que l’étude de ses composantes ne laissait déceler aucun signal inflationniste. De même, la productivité s’est rattrapée au quatrième trimestre, avec un gain de +3,0% contre +1,7% attendu, compensant en partie la médiocre performance de l’économie américaine pour l’année 2006.

En Europe, les derniers chiffres de la croissance confirment un scénario prévisible. L’ensemble de la zone euro a vu son PIB croître de +2,7% en 20065. Avec une performance au quatrième trimestre légèrement supérieure aux attentes, la France boucle l’année dernière à +2%, tout juste dans la fourchette donnée par le gouvernement. Mais l’Allemagne confirme son redressement, à +2,7% de croissance annuelle ; et l’Espagne continue à caracoler, forte de ses +3,8%. Pas de quoi pavoiser pour l’Hexagone, où un marché du travail atone menace la consommation des ménages (pour l’instant solide), contrastant avec les performances exceptionnelles des grandes sociétés cotées. En Europe, la part des salaires dans le PIB est désormais tombée à son plus bas niveau depuis plus de dix ans ; et il se trouve des voix de plus en plus nombreuses, y compris parmi le patronat, pour s’en inquiéter.

Dans ce contexte, on peut être sûr que la question de la répartition des fruits de la croissance s’invitera dans la campagne présidentielle : il n’y a plus qu’à espérer qu’elle ne nourrisse pas les démagogies. La bonne tenue relative des économies transatlantiques explique cette sorte de stupeur qui semble étreindre les marchés.

"La situation est difficile à déchiffrer, me confirmait Egisthe l’Analyste juste avant de sortir, le bras autour de la taille d’Ulrika (55 centimètres). La plupart de nos cours de référence avoisinent en ce moment des seuils critiques. Au plan des indices, par exemple, on est proche de dépassements qui valideraient une accélération haussière… Pourtant la dernière impulsion ne vient pas. En même temps, on n’enregistre pas de retour marqué contre ces points-clés, si bien que le statu quo se prolonge… Ulrika älskling, din kjol är underbar".

Werther le Trader fait le même constat. Il me téléphonait tantôt de l’aéroport, juste avant de s’envoler pour Bora-Bora avec sa Valentine, danseuse étoile à l’Opéra de Sydney : "On vient d’enregistrer trois jours de baisse aux US sans le moindre signe de correction", observait-il. "Il y a deux sentiments contradictoires chez les opérateurs : d’un côté, les nouvelles macroéconomiques sont meilleures qu’attendu, et beaucoup parient encore que la Fed va détendre ses taux directeurs. De l’autre, on commence à se dire que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel ; et qu’après sept mois et demi de rally haussier, l’heure est venue de prendre ses bénéfices… Mais ça ne suffit pas à faire basculer le consensus".

Epineux problème : c’est à force de réfléchir là-dessus que j’ai bêtement laissé passer l’heure du rendez-vous. Quand je suis arrivé au restaurant, ma femme en était à son troisième bol de soupe miso et redemandait des crudités.

Il est, paraît-il, des terres brûlées donnant plus de blé qu’un meilleur avril
Le dîner ne commençait pas sous les meilleurs auspices : ma femme a le culte presque fétichiste de la ponctualité. Même la gentille serveuse japonaise, en nous apportant le sashimi maguro, ne parvint pas à lui rendre le sourire. (Quant à moi, douze bouts de poisson cru ne me transporteront jamais comme le spectacle, par exemple, d’un beau cassoulet toulousain. J’ai d’ailleurs remarqué que quand un couple dîne au restaurant japonais, l’enthousiasme de la dame offre un contraste saisissant avec l’accablement du monsieur).

J’eus beau m’excuser tant et plus, je sentais bien que je l’avais peinée. Pour comble de malchance, dans la précipitation du départ, j’avais laissé mon bouquet de lys sur la photocopieuse. "C’est ce statu quo des marchés qui me travaille, ai-je expliqué".

Et quand vient le soir, pour qu’un ciel flamboie, le rouge et le noir ne s’épousent-ils pas ?
A ce stade, la conversation de ma femme était aussi dépouillée que le plateau de sashimi, déjà presque vide. Un ange en kimono passait : il fallait réagir, et vite. Mais comme humani nihil a me alienum puto, je ne manque pas de ressources.

… J’ai commandé des légumes en tempura et, pour alléger l’ambiance, je me suis lancé dans une digression à bâtons rompus sur l’art de vivre nippon, les immémoriales traditions culinaires japonaises… "Tout comme leur politique de taux zéro, ai-je alors ajouté. Depuis le temps qu’ils la pratiquent, c’est devenu un trésor national. Pas moyen d’y renoncer".

Au printemps dernier, pourtant, l’Archipel donnait tous les signes d’un redémarrage économique majeur, et l’indice Nikkei était bien orienté à la hausse. Mais l’été venu, alors que la Bank of Japan (BoJ) de Toshihiko Fukui semblait enfin d’accord pour relever ses taux directeurs, le gouvernement japonais passait à l’offensive. Le parti en place, le LDP, n’a aucune envie de voir s’éroder l’avantage compétitif du Japon. Qui dit avantage dit yen faible ; et qui dit yen faible dit taux d’intérêt bas.

Pour faire plier la BoJ, le gouvernement a recouru au vieux truc de la révision des statistiques. Depuis le mois d’août, le panier de base sur lequel se fonde l’indice des prix à la consommation s’est enrichi d’une trentaine d’articles supplémentaires. Ce changement de méthodologie a eu des effets spectaculaires : l’inflation, mesurée à 0,6% pour le mois de juin, était retombée à 0,2% pour le mois d’août. Pour l’année 2006, elle ressort à peu près nulle, contre +0,6% pour le précédent calcul. Plus d’inflation, donc plus besoin de redresser les taux…

Bref, le yen touche ses plus bas de vingt ans face au dollar… Face à l’euro, il a perdu près de 60% depuis 2001… Et les constructeurs automobiles nippons taillent des croupières à leurs concurrents d’Europe et des USA. Le problème n’a guère été abordé lors de la dernière réunion du G7, où l’on s’est concentré sur la mauvaise volonté de la Chine à réévaluer sa devise. J’imagine que face aux pressions de l’Occident, la Banque Populaire de Chine lâchera de nouveau quelques miettes — sans se presser d’obtempérer.

"Mais ce n’est pas seulement une question de compétitivité à l’export, expliquai-je à ma femme. Le yen est la devise à suivre en ce moment, pour une raison bien simple : les carry trades. Comme me l’expliquait mon cousin Werther le Trader… – Il est toujours avec sa danseuse étoile, à propos ? demanda ma femme en reprenant des légumes. – Oui. Mais écoute plutôt…"

Pour beaucoup de cambistes, le yen restera comme le "coup" de la décennie. Le principe du carry trade consiste à emprunter des fonds dans une devise à faible loyer : le yen, donc, avec ses 0,5% d’intérêts, pour les investir ensuite — les prêter — dans une petite devise à forte rémunération : peso mexicain, kiwi néo-zélandais, etc… Il ne vous reste plus qu’à empocher la différence. On estime que sur sept ou huit ans, le montant de ces carry trades en yens avoisine les 330 milliards de dollars.En termes d’offre et de demande, un carry trade revient à vendre la devise bradée pour acheter la devise chère. En conséquence, le kiwi, par exemple, se retrouve à ses plus hauts de huit ans, tandis que la monnaie nippone reste à la trappe. La plupart des marchés émergents ont largement bénéficié de cette manne. Cela peut-il durer ?

… Egisthe, ai-je expliqué à ma femme, anticipe un retournement de tendance sur ces carry trades. On devrait voir le yen redécoller, et nombre de devises émergentes, notamment en Europe de l’Est, accuser du même coup des corrections sévères. Mais ma démonstration, compliquée par la dégustation simultanée d’un gâteau à la pâte de soja, n’a pas eu l’air de l’intéresser.

Je t’inventerai des mots insensés que tu comprendras
"Tu comptes me parler d’indices et de devises toute la soirée ?" me coupa-t-elle brusquement, tout en cassant sa baguette en deux. Ce sont là de ces signaux subtils qu’une longue familiarité avec elle me permet de déchiffrer sans faute. Je compris que j’étais invité à changer de sujet : ce que je ne manquai pas de faire — car encore une fois, cher Journal, ma bonne volonté à l’égard de ma femme n’a pas de bornes. Homo sum, etc.

"Tu as raison, chérie. J’oublie toujours les matières premières. Tu sais qu’Egisthe nous a gratifiés d’une bonne anticipation sur les cours du pétrole. Le dernier support de rebond qu’il avait indiqué, à 51 $ sur le cours du baril de brut new-yorkais, s’est révélé un excellent point d’achat. Les cours s’inscrivent à la baisse depuis que le ministre du pétrole d’Arabie Saoudite a déclaré que l’OPEP ne réviserait pas ses quotas de production. Mais je doute que cette bonne volonté pèse pour beaucoup face à la détérioration des relations entre les USA et l’Iran. C’est évidemment là-dessus que vont surtout spéculer les opérateurs. Une bonne partie de la baisse des cours en 2006 s’explique par la disparition de la ‘prime de guerre’ liée aux tensions avec l’Iran, suite à la démission de Donald Rumsfeld : les spécialistes la chiffraient à 15 $ environ. Or aujourd’hui, les nouvelles du front diplomatique ne sont guère rassurantes. D’un côté, Robert Gates, le secrétaire de la défense américaine, affirme avoir des preuves que Téhéran finance l’insurrection en Irak. De l’autre, Vladimir Poutine, qui ne manque jamais une occasion de laisser filtrer son soutien à l’Iran, s’invite dans le débat en accusant les Etats-Unis d’entretenir la course à l’armement. La conférence internationale de Munich sur la sécurité, où le dossier du nucléaire iranien sera discuté âprement, s’annonce explosive. Egisthe table sur un retour du brut vers ses sommets de 80 $ à moyen terme, et la conjoncture semble pour l’instant lui donner raison".

… Quand j’ai relevé les yeux, ma femme n’était plus là. Répondant à mon regard interrogateur, la gentille serveuse japonaise me désigna d’un air perplexe la porte vitrée, avec la rue derrière. Je compris alors que je le finirais tout seul, mon gâteau à la pâte de soja.

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile