Il est d’usage dans la finance de se moquer des recommandations d’investissement d’un chauffeur de taxi. Mais un chauffeur Uber est différent.
Malgré l’amélioration notable des taxis sous la pression de la concurrence (les taxis commencent à daigner mettre vos bagages dans leurs coffres, à vous ouvrir la porte, délaissent les parfums d’intérieur boules vertes-oranges-rouges qui, associées à une conduite saccadée, vous mettaient le coeur au bord des lèvres, et leurs voitures sont plus propres) je reste fidèle au challenger Uber qui a le premier bouleversé ce monopole.
Certaines relations de mon entourage me recommandent d’essayer chauffeur-prive.com mais je n’ai pas encore sauté le pas. J’ai d’ailleurs remarqué que beaucoup de chauffeurs tournent avec les deux applications.
Mercredi 16 août, 20h40, Paris, 74 boulevard Pasteur (pour ne pas dire gare Montparnasse, restée monopole des taxis), j’attends mon chauffeur Uber.
C’est Mohamed, service UberX, dans une Renault, m’annonce mon téléphone.
Mohamed arrive. Ses dreadlocks sont conformes à la photo, il sait que je m’appelle « Simone ». Tout va bien.
Obligeant, Mohamed charge ma lourde valise dont la pesanteur est due à l’inaptitude des éditeurs à comprendre que les livres légers sont plus agréables que les livres lourds.
Il charge aussi mon sac de golf. Le driver avec protège-club en imitation tête de sanglier ne le dégoute pas, bien que le sanglier soit la variante velue du porc.
20h42 – Mohamed :
« Tiens, c’est quoi votre handicap ?
Mmmmm. La généralisation hâtive est dangereuse. Contrairement aux apparences, Mohamed ne s’intéresse pas qu’au foot.
Mohamed incarne peut-être l’idiosyncrasie. La prudence s’impose donc car les banques centrales pensent que les êtres idiosyncrasiques sont des individus dangereux susceptibles de contrarier leurs plans. L’idiosyncrasie est – comme je l’ai découvert hier – la « manière d’être particulière à chaque individu qui l’amène à avoir tel type de réaction, de comportement qui lui est propre ».
Moi, sur mes gardes :
« Handicap, heu… 15, pourquoi, vous vous intéressez au golf ?
– Pas le temps, mais j’aimerais… »
20h44 – Nous croisons un autre Uber, l’air las, qui demande à Mohamed : « tu travailles bien ? »
Mohamed :
« T’as commencé à quelle heure ? 17 :00 ? Faut pas se plaindre… »
Moi, curieuse :
« Il y a des touristes en ce moment à Paris ? »
Mohamed :
« Oui. Pas de problème. Simplement les belles courses c’est le matin et le soir. Le touriste, il quitte son hôtel tôt le matin pour la gare, l’aéroport ou l’endroit lointain qu’il a choisi de visiter en premier et le soir il veut rentrer à son hôtel juste avant ou après le dîner. Milieu de journée que des petites courses minables. Mieux vaut éviter, pas perdre son temps à attendre. C’est simple, faut s’adapter…
Et vous, vous, vous faites quoi dans la vie ? »
– Hem, heu, j’écris…
– Ha oui ? Des romans ?
– Non, des trucs plutôt ennuyeux, sur la finance.
– Wao ! Alors, les Chicago Boys, L’or des fous, Blythe Masters, vous en pensez quoi ? »
Oups, pointu, Mohamed. Les Chicago Boys, ce n’est pas un groupe de musique. Il s’agit d’un groupe d’économistes chiliens de l’université de Chicago, influencés par Milton Friedman. L’or des fous, écrit par Gillian Tett, une journaliste vedette de Financial Times, raconte l’histoire de Blythe Masters et de la création des produits dérivés CDS à l’origine de la crise financière de 2008. Un ouvrage de vulgarisation de référence.
Moi, précautionneuse :
« Tout ce crédit, c’est dangereux et ça ne fait rien de bon, ni en 2008, ni maintenant. »
Mohamed reprend :
« Quand j’avais le temps je regardais BFM TV. Moi, je pense que la monnaie ça doit être adossé à quelque chose, sinon c’est rien. Avec toutes leurs conneries et leurs trucages, ils vont nous amener à la guerre civile. Maintenant, j’ai moins de temps pour BFM TV, les Econoclastes et tout ça… »
Moi, prudente :
« Vous avez bien raison, la monnaie, ce doit être adossé à quelque chose pour ne pas être n’importe quoi. Et le cash, vous en pensez quoi ? »
Mohamed :
« Ha, le cash… C’est l’optimisation fiscale du pauvre. Quand on n’est pas une multinationale, on peut pas se payer les commissaires aux comptes, les experts juridiques, les fiscalistes, l’Irlande, les Bahamas et tout ça. C’est pas pour nous, les petits. Pour optimiser, il nous reste le cash.
C’est la liberté aussi. Mon père, il est au Crédit Lyonnais. Il a pris sa retraite en Algérie. De temps en temps, il me demande des virements. J’ai la procuration. La dernière fois, c’était 5 000 €.
Au Crédit Lyonnais, ils m’ont dit qu’ils pouvaient pas faire le virement comme ça, qu’il fallait demander à la Tracfin. J’ai dit ‘quoi quand le pognon arrivait, vous demandiez rien du tout à la Tracfin. Il vous dérangeait pas l’argent qui rentrait. C’est SON argent, à mon père. Vous voulez pas lui virer SON argent, alors, donnez-moi du cash. 500, 200, 100, 50, 20, 10, je m’en fiche, je prends tout’.
Ils m’ont dit que le cash, ils pouvaient pas me le donner. Alors j’ai dit ‘quoi ! Pas de virement, pas de cash ! Voleurs, vous êtes que des voleurs, vous rendez pas l’argent !’ Ils m’ont dit ‘calmez-vous ou on appelle la police’. J’ai dit ‘je suis calme. Vous pouvez l’appeler la police, 17, ‘1’ et ‘7’, facile, je connais, vous voyez, je suis calme ; mais à la police, je leur expliquerai que les voleurs, c’est vous ! Alors, ils ont appelé le directeur. Finalement, je l’ai eu mon virement, Tracfin ou pas.
Le bitcoin, je regrette. Quand il était à 400 ça me tentait. Maintenant, à plus de 4 000, pfffffff… »
Moi, curieuse :
« Mais le bitcoin, c’est adossé à rien, non ? »
Mohamed :
« Ouah, non, vous rigolez ! Le bitcoin, c’est adossé à tout le dark web. Toute une économie qui tourne sans rien demander à personne… C’est pas ‘rien’, ça ! »
Fichtre, Mohamed a raison ! Le rapport Queyranne remis à Arnaud Montebourg en 2013 avait démontré qu’en France, l’impôt sur les sociétés rapporte à l’Etat 36 Mds$€ tandis que les aides aux entreprises (le rapport en recense 6 000 !) coûtaient aux contribuables 110 Mds€.
L’économie qui tourne « sans rien demander à personne », ce devrait être la norme.
21h00 – fin de ma course. Mohammed extrait de son coffre le sac de golf à la tête de sanglier et ma lourde valise.
« Enfin, l’or aussi, hein, c’est bien… »
Moi :
« Je vous assure, ce ne sont pas des lingots dans la valise. Que des bouquins. »
Mohamed :
« Bah, bof, pas de souci… L’or, j’aime bien. Moi je prends tout, je vous dis. L’important c’est d’avoir le choix, d’être libre. Ils veulent supprimer les 500 € en France, mais ailleurs, ça marche. »
Mohamed, si jamais vous lisez ces lignes et que vous nous contactez, je vous promets que vous aurez un abonnement gratuit à une de nos lettres ou services de votre choix !
Mohamed, vous m’avez fait découvrir concrètement l’idiosyncrasie et vous n’entrez pas dans les cases étroites des banquiers centraux !