La Chronique Agora

Eternels exilés

*** La Chronique Agora présente ***

Il y a dix ans de cela, Bill Bonner a emmené toute sa famille depuis leur foyer dans le Maryland jusqu’en Europe — mais cela ne signifie pas pour autant que certaines choses des Etats-Unis ne leur manquent pas. C’est juste que les Etats-Unis qui leur manquent ne sont pas ceux qui existent en ce moment. Bill s’explique…

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ETERNELS EXILES
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Par Bill Bonner (*)

"Comment est le temps ? Comment va la Tante Gertie ? Et Tempest, le chien ? Pour un chien, il doit se faire vieux. Les tomates sont-elles déjà mûres ? Avez-vous mangé du maïs en épi pour le 4 juillet ? La famille est-elle venue de… Virginie, n’est-ce pas ? Et le vieux févier est-il en fleur ? Je me rappelle de ce parfum. Il m’enivrait. Durant les chaudes journées du printemps, je me souviens que je m’allongeais dans le hamac, et j’aspirais l’air si fort que j’en perdais presque connaissance. Je ne m’en lassais pas. Les gens me demandent ce qui me manque, ici, et je ne peux penser qu’aux odeurs. Oui, l’odeur des feuilles de hêtre à la fin de l’automne — tu sais, sous le grand arbre dans l’allée, et l’herbe la première fois qu’on la tond en mai. Et même l’odeur du vent du nord, sec, juste avant que la neige ne commence à voler."

Exilé de notre patrie… loin des nôtres… nous écrivons ainsi à nos compatriotes.
Un homme ne choisit pas ce qu’il est. Sa culture se fond en lui sans qu’il le sache, comme l’odeur des arbres et des marais. Il peut l’ignorer. Il peut la déguiser. Mais il ne peut jamais se débarrasser de ces parfums dans ses narines, comme Proust et ses madeleines. Voyageant en pays étranger, même des décennies après avoir quitté son foyer, il détecte un léger arôme qui semble flotter dans une partie de son cerveau habituellement fermée, comme une pièce, dans une vieille maison, où sont entreposés les souvenirs les plus chers. Et cela lui revient. Pas d’images distinctes. Pas de mots, pas même d’actions — mais un sentiment qui le prend et le transporte à des milliers de kilomètres de là, dans un lieu qu’il a connu autrefois et dont il avait tout oublié. C’est là ce qu’il est vraiment. Il le sait. Cela ne le rend pas nécessairement heureux ou triste — mais il ne peut s’en échapper.

Les touristes américains errant dans les rues de Paris ou de Londres serrent leurs passeports plus fort que leurs portefeuilles. Ils ne peuvent imaginer pire situation que de se retrouver isolé de l’odeur de leur foyer. Lorsqu’ils vont à l’étranger, c’est comme s’ils visitaient le monde souterrain, risquant d’être piégés en enfer pour l’éternité.

Ils ne sont pas les seuls. Bon nombre de gens préféreraient mourir plutôt que quitter leur foyer. Socrate, par exemple. Lorsqu’on lui enjoignit de se taire ou d’en assumer les conséquences, il refusa d’arrêter de philosopher. Ses concitoyens décidèrent de le mettre à mort. Lorsque son ami Criton lui demande pourquoi il ne quittait pas simplement Athènes, il répondit :

"Ou votre sagesse est telle que vous ne voyez pas que, plus que père et mère et tous les ancêtres, la patrie est honorable, révérée, sacrée, et tenue en plus grande estime tant parmi les dieux que parmi les humains dotés d’intelligence ; et qu’on doit la révérer et lui céder, la ménager et souffrir ce qu’elle ordonne que l’on souffre, garder le silence ; et si l’on nous bat ou l’on nous emprisonne, si l’on nous envoie en guerre pour y être blessés ou tués, tout cela doit être fait, la justice est ainsi ; et, sans céder, battre retraite ou quitter son poste, non seulement en guerre et à la cour, mais partout, l’on doit faire ce que l’état et la patrie peuvent ordonner."

Socrate aurait pu échapper à ses poursuivants. Il aurait pu aller à Rome par exemple, comme le voulait la coutume. En fait, 300 ans plus tard, il y avait tant de Grecs à Rome que Juvénal se plaignit qu’ils ruinaient la ville. "Je ne peux supporter… une Rome de Grecs… Il n’y a pas de place pour un Romain ici". Rien ne l’attirait chez les Grecs.

Contrairement à Juvénal, Ovide n’avait pas à s’inquiéter des Grecs envahissant les rues de Rome : il avait été exilé en Mer Noire pour avoir écrit des propos scabreux — ou critiques, les historiens ne parviennent pas à se mettre d’accord. Il ne pouvait supporter d’être éloigné de Rome — même si elle fourmillait de racaille grecque.

De son lieu d’exil, il pestait contre le temps (trop froid), les gens (des barbares), la langue (incompréhensible) — contre tout.

Et aux poèmes qu’il continuait d’envoyer à Rome, il ajoutait plaintivement : "je souhaite être avec vous par tous les moyens possibles". Il concocta même quelques mensonges sur le climat — se plaignant de la neige jonchant le sol en toute saison et du vin gelant dans les bouteilles — pour qu’Auguste l’autorise à revenir.

Nous avons commencé à avoir quelques doutes au sujet de Socrate lorsque nous avons appris que les gaffeurs néo-conservateurs soutenant l’administration Bush s’inspiraient des classiques. Cela revenait en quelque sorte à affirmer que notre vieux canasson est inspiré de Bucéphale ; leur seul point commun est peut-être qu’ils ont tous deux quatre pattes. Tout de même, nous avons commencé à nous méfier.

Bien entendu, tous les Anciens n’étaient pas aussi casaniers que Socrate et Ovide. Lorsqu’on demanda au Cynique Diogène, par exemple, d’où il venait, il répliqua : "je suis un citoyen du monde". Il voulait dire par là qu’il ne suivait pas les quêtes et coutumes locales, mais un code plus universel, que les Stoïques élaborèrent sous la forme de kosmou polites — ou citoyenneté mondiale.

Marc-Aurèle vanta les vertus du kosmou polites. "Il faut d’abord apprendre beaucoup de choses avant de pouvoir juger les actions d’un autre avec compréhension", a-t-il dit. Mais à la Chronique Agora, nous remarquons que plus nous apprenons, moins nous en savons. A peine avons-nous maîtrisé une idée qu’une autre vient la contredire. Nous développons une affinité pour les vins français, et voilà que nous goûtons aux vins italiens. Nous aimons vivre à Londres, puis nous nous envolons pour Buenos Aires, où nous découvrons que nous pouvons vivre deux fois mieux pour la moitié du coût. Nous étions heureux avec la branche paléo-anarcho-chrétienne du conservatisme américain — un groupe électoral d’au moins deux ou trois personnes — puis nous découvrons que le système de santé français fonctionne en fait plutôt bien. Nous maîtrisons enfin l’analyse fondamentale des valeurs de croissance, puis nous trouvons quelqu’un qui fait mieux que nous grâce à l’astrologie védique. Si nous continuons ainsi, nous nous demandons ce qui va advenir de nous.

Selon Socrate, les masses doivent partager des valeurs pour que la Cité fonctionne. Aujourd’hui, les lumpen ne peuvent vivre sans la sécurité sociale, les banques centrales et la FIFA, pourrait-il ajouter. De toute évidence, les gouvernements de la planète auraient du mal à vendre leurs obligations si la prochaine génération se montrait hésitante à rembourser les dettes contractées par la génération qui la précède. Et c’est peut-être vrai ; peut-être que la majeure partie des gens a besoin de se sentir entouré par des endroits familiers, des gens familiers, des vacances, des passe-temps et des règles familiers.

Elizabeth était à Paris durant la Coupe du Monde. Elle nous a raconté la folie dans les rues :
"C’était effarant. Lorsque les Français ont battu l’autre équipe — je crois que c’était le Portugal — les gens sont devenus fous. Ils se penchaient par les fenêtres en criant et en agitant des drapeaux. Tout le monde klaxonnait. Cétait incroyable. Nous étions en train de rentrer à l’appartement, mais il y avait foule dans les rues. Ils tapaient sur le toit de la voiture. C’était un peu effrayant".

Quelques jours auparavant, nous étions dans un taxi à Londres. Le conducteur a déclaré : "je suppose que vous avez vu le match".
"Quel match ?" avons-nous répondu.

En tant que cosmopolite, nous ne savons rien de tout cela, et nous ne nous en soucions pas. Nous sommes isolé. Exilé de partout, et de quasiment tout. Nous travaillons le 4 juillet, et nous manquons aussi les championnats de base-ball. Nous n’avons pas voix au chapitre dans la vie politique locale. Nous ne sommes impliqué dans aucun comité d’action régional. Et nous ne lisons les journaux que pour nous distraire. "Quelle idiotie les mangeurs de grenouilles vont-ils commettre à présent ?" nous demandons-nous.

En attendant, les idioties commises par les Yankees nous irritent à tel point que nous avons du mal à en lire ne serait-ce que les titres.

Est-ce que nous nous sentons seul ? Pas que nous ayons remarqué. Le base-ball nous manque-t-il ? Nous ne le regardions jamais. Sommes-nous à court d’information ? Au contraire, à distance, nous voyons plus clairement ce qui se passe dans notre mère-patrie que ceux qui y vivent.

Mais qui nous protège ? Qui fait attention à nous ? Vers qui nous tourner pour résoudre nos problèmes d’autoroute et de contraventions ? Nous, les exilés, nous sommes exposés aux éléments rageurs — toujours en danger d’être pris à partie et expédiés à l’étranger. Nous risquons de voir nos visas révoqués, ou nos biens confisqués. Mais pourquoi voudrait-on se débarrasser de nous ? Nous ne causons pas de problèmes. Nous ne votons pas. Nous ne demandons ni services ni subventions. Nous ne nous plaignons pas. Quelle serait l’utilité ? Nous dépensons de l’argent et payons nos impôts. Qui pourrait rêver meilleurs citoyens ?

Cependant, plus nous devenons cosmopolite, plus nous nous posons de question sur notre foyer. Sur les côtes du Maryland, les vieilles familles parlent leur propre langage — qui trouve ses racines dans un dialecte du 17ème siècle, provenant de l’Angleterre du sud-ouest, dit-on — depuis 300 ans. Avec la langue et le temps sont venues l’histoire et les excentricités qui ont rendu la vie locale riche et intéressante. Puis est venue l’homogénéisation qui a effacé les particularités. En quelques décennies, l’endroit en est venu à ressembler à toutes les autres banlieues des Etats-Unis. L’accent local a été remplacé par l’anglais qu’on entend à la télévision. Le tabac et les huîtres ont été remplacés par des emplois de fonctionnaire. Et les coutumes locales ont été remplacées par des réglementations nationales. On ne peut plus fumer dans les restaurants. On ne peut pas construire sans permis. On ne peut pas conduire sans ceinture de sécurité. Jetez une canette de bière vide dans la rivière, et vous avez les fédéraux aux trousses.

Le vieux Capitaine Earl vivait sur un quai de la West River. Il s’était construit une cabane branlante au bord de l’eau pour échapper à sa femme. Il restait assis dehors, buvait des bières et jetait les canettes à l’eau. En été, après le travail, lorsque les odeurs de la rivière se faisaient si fortes qu’elles en devenaient presque accablantes, les hommes se rassemblaient sur le quai avec lui. Ils discutaient. Ils buvaient. Parfois, ils tiraient un crabe de l’eau. Et les heures passaient.

Puis une agence se présenta. La cabane fut condamnée par environ 12 organisations gouvernementales. Capitaine Earl, qui était devenu un vieil homme, fut transféré en terrain sec, et ne tarda pas à mourir. Puis arrivèrent les voiliers, propriétés d’avocats de Washington. Ils furent bientôt si nombreux qu’on pouvait passer d’une rive à une autre en passant de bateau en bateau.

Non, tous les parfums et odeurs baroques ont été soigneusement récurés. A présent, la côte du Maryland n’est guère différente de tout autre endroit des Etats-Unis. Nos amis ont grandi et sont devenus des Américains moyens. Il n’y a plus de porches, plus de fauteuils à bascule, plus de moustiquaires aux fenêtres — plus de volets. Les anciens sont quasiment tous morts. Personne ne parle plus le dialecte local, sinon quelques marins endurcis et cultivateurs de tabac rebelles à toute réforme. Et même l’église semble avoir été absorbée par la grande religion américaine — où le plus grand péché est d’être "intolérant" et où la plus grande vertu est le recyclage.

Nous sommes heureux, de l’autre côté du globe. Et lorsque le vent souffle de l’Atlantique, nous en respirons parfois une bouffée… une trace fantomatique de ce que nous connaissions autrefois. Nous nous arrêtons. Nous vacillons. Puis nous nous rappelons.

Il y a beaucoup d’exilés dans ce monde. Chacun d’entre eux a ses raisons ; nous avons les nôtres. Bien avant que nous ne quittions l’Amérique, l’Amérique que nous connaissions nous a quitté. Nous ne voyageons pas pour nous en éloigner, mais pour la retrouver.

Bill Bonner
Pour la Chronique Agora

 

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