La Chronique Agora

Etats-Unis et Europe en ordre dispersé : marchés disloqués

** La dernière lueur d’espoir d’un rebond in extremis pour Wall Street semble avoir été soufflée par l’appel d’air provoqué par l’adoption du plan Paulson. Sitôt approuvé à une large majorité (263/171) par le Congrès américain, le "fait accompli" a commencé à se manifester dès que sont retombées les clameurs de satisfaction des opérateurs opérant sur le floor du New York Stock Exchange.
 
Le Dow Jones, qui grimpait de 310 points peu avant la conclusion du vote (pas de suspens, c’était du deux contre un dès les cinq premières minutes), a vu son avance fondre de moitié en une poignée de minutes, puis s’évaporer en moins d’une heure. Au final, les indices américains se retrouvaient au bord du gouffre avec une perte de 1,5% en moyenne.
 
Le S&P 500 chute de 9,4% sur l’ensemble de la semaine. Le Nasdaq, qui gagnait 3,25% vers 19h20 vendredi, rechutait brutalement sous les 1 980 puis les 1 950 points, inscrivant un score hebdomadaire proprement catastrophique de -10,8%. C’est du jamais vu depuis le 11 septembre 2001, et cela constitue la quatrième pire performance de l’indice électronique en 20 ans (après les -12,2% de novembre 2002 et les -25,3% de la mi-avril 2000).
 
Alors que la séance de lundi va de nouveau présenter toutes les caractéristiques d’une séance de tous les dangers pour les places boursières européennes, il va falloir surveiller l’évolution des marchés obligataires américains et le niveau des spreads sur les emprunts émis par les entreprises privées. En effet, les primes s’étaient tendues à des niveaux de défiance historiques la semaine passée, les transactions interbancaires étant gelées comme une bouteille d’azote liquide répandant son contenu sur la banquise.
 
** En Europe, c’est le "chacun pour soi" qui semble prévaloir : Dublin prétend garantir la totalité des dépôts confiés aux six premières banques irlandaises (y compris ceux d’opérateurs étrangers)… mais de son côté, l’Allemagne a refusé dans un premier temps d’adopter une telle mesure.
 
Elle a rejeté dans la foulée l’idée d’un fonds de soutien de 300 milliards d’euros au système bancaire suggéré (très officieusement) par la France… avant d’annoncer ce week-end la mise en place d’un plan de garantie de 500 milliards d’euros concernant les avoirs des particuliers clients des Caisses d’épargne allemandes. Ceci alors que le plan de sauvetage de 35 milliards d’euros d’Hypo Real Estate capote suite à la défection des investisseurs privés, qui jugent l’opération trop coûteuse, pour une issue incertaine.
 
Privé du second opérateur du pays sur les créances hypothécaires commerciales (un marché de 900 milliards d’euros), c’est tout le secteur de l’immobilier d’entreprise qui se retrouverait au bord du gouffre outre-Rhin… avec l’effet domino que l’on imagine sur le secteur bancaire allemand mais également belge (au bord de la faillite) car Fortis est l’un des principaux partenaires historique (et contrepartie) d’Hypo Real.
 
** Toutes ces considérations vont s’abattre comme une déferlante sur le château de sable de la hausse survenue vendredi. Anticipant une issue favorable du vote, le CAC 40 avait rebondi de 3% au cours des 90 dernières minutes de la séance du 3 octobre, limitant ainsi la perte hebdomadaire à un tout petit peu moins de 2%.
 
Les places européennes réalisaient une performance équivalente, alors que l’humeur des investisseurs a rarement été plus sombre que vendredi : on était au lendemain d’un statu quo de la BCE décidé à l’unanimité, malgré la gravité de la récession qui sévit en Europe depuis l’été.
 
Les acheteurs avaient repris la main vendredi après-midi en découvrant qu’une bataille juridique s’engageait entre Wells Fargo et Citigroup au sujet de la prise de contrôle de Wachovia. Débouchera-t-elle également sur une bataille d’enchères après l’offre de 15 milliards de dollars de Wells Fargo ?
 
Le surgissement de cette affaire a occulté la publication de chiffres du chômage très négatifs (159 000 emplois détruits)  mais qui augmentent les chances de voir la Fed abaisser prochainement son taux directeur. La structure de la courbe de rendement des T-Bonds "acte" déjà une baisse de 50 points de base, à 1,5%.

L’autre — relativement — bonne nouvelle du jour, fut la quasi-stagnation de l’indice ISM des services, à 50,20. Il n’accompagne pas l’ISM manufacturier dans son effondrement ; les chiffres publiés mercredi montrent en effet que ce dernier est passé de 49,9 à 43,5.
 
En Europe, en revanche, pas de quoi se réjouir de la toile de fond conjoncturelle… Le spectre d’une forte récession plane sur l’Irlande ; la France devrait pour sa part enregistrer un recul de 0,1% de son PIB aux troisième et quatrième trimestres, après un recul de 0,3% au deuxième trimestre. La croissance serait alors limitée à 0,9% sur l’ensemble de l’année… à condition que le credit crunch ne gèle pas l’activité cet automne — auquel cas la fin de l’année pourrait être porteuse de déprime des consommateurs et de hausse du chômage.
 
** A Wall Street, les experts de Goldman Sachs anticipent une sévère récession de l’économie américaine au deuxième semestre 2008 et sur l’ensemble de l’année 2009. Difficile de prendre ces prévisions pour argent comptant : les Etats-Unis se retrouvent confrontés à un scénario susceptible de dégénérer en dépression, à l’image de l’Argentine au début de l’année 2002, après le gel des dépôts bancaires en décembre 2001.
 
Aux Etats-Unis, il s’agit des transactions interbancaires mais les effets pourraient s’avérer tout aussi dévastateurs. En effet, de nombreux pays créanciers — d’Asie et du Golfe Persique, notamment –, pourraient cette fois-ci ne pas prendre le risque de financer les banques américaines de peur de voir leurs actifs disparaître dans le trou noir des CDS (qui étaient justement censés protéger les prêteurs… et qui risquent de conduire tout le système à sa perte).
 
Comme l’affirme avec raison le Prix Nobel Joseph Stieglitz, le marché des dérivés de crédit n’a pas géré le risque : il n’a cessé de l’accroître au fil des années. Et le plan Paulson fraîchement voté ne semble déjà plus en mesure d’enrayer la catastrophe… car le Congrès américain, une fois le devoir accompli, est maintenant en congé jusqu’aux élections du 4 novembre.

Wall Street se retrouve seul face à ses démons.

Philippe Béchade,
Paris

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile