La Chronique Agora

Et si la Fed revoyait les règles du Monopoly au deuxième trimestre 2010 ?

▪ Les indices américains testent de fortes résistances : les 11 000 points pour le Dow Jones, les 1 180 points pour le S&P 500. Voilà ce qui expliquerait la relative stagnation de Wall Street depuis le 8 mars dernier.

En réalité, ceux qui pilotent la tendance jour après jour s’adonnent prioritairement au day trading, avec des horizons de placement qui se situent pour certains entre trois minutes et un quart d’heure — l’unité de temps « sept minutes » a beaucoup de succès en ce moment ! Ils ne sont donc guère friands du jeu des pronostics à court (une semaine) ou moyen terme (trois mois).

Lorsque des spécialistes de l’analyse technique de la vieille école décortiquent les graphiques, ils observent globalement la formation de structures relativement classiques : « têtes/épaules », « double sommet », « W haussier »… Elles semblent refléter une psychologie humaine avec toute sa part d’irrationnel.

Mais dès qu’ils s’attaquent à une étude plus fine des segments haussiers ou baissiers, ils constatent une succession de tendances en ligne ou de canaux de stagnation qui n’ont plus rien de spontané.

L’auto-réplication des mouvements boursiers reflète une orchestration qui implique le bannissement de la subjectivité humaine. Les ordinateurs sont clairement à la manoeuvre.

Cette robotisation des échanges fonctionne principalement grâce à la parfaite connaissance des flux financiers (l’argent injecté ou ponctionné par les banques centrales) qu’en ont leurs utilisateurs.

Certains d’entre eux bénéficient d’un privilège encore plus exorbitant : la connaissance en temps réel de l’état des carnets d’ordres, aussi bien sur le sous-jacent que sur le produit dérivé qui lui est associé.

L’exploitation permanente de micro-incohérences techniques entre les cours et les carnets d’ordre permet de générer une succession de milliers de minuscules écarts. Ces derniers engendrent autant de microscopiques gains quasi certains — lesquels, mis bout à bout, finissent par peser des millions de dollars ou d’euros à la fin de la journée… et des milliards de profits sans aucun risque à la fin du mois.

Mais pour optimiser les performances, il est difficile de ne pas succomber à la tentation de donner un coup de pouce à la tendance. Les gains sont d’autant plus copieux que le scénario apparaîtra inattendu aux yeux d’une majorité d’intervenants.

▪ Ce n’est plus la psychologie des opérateurs qui fait la tendance depuis un an. Chacun sait que la hausse des marchés est gouvernée par la sur-liquidité (laquelle constitue une nouvelle aberration censée corriger l’aberration précédente)… Mais cette explication est encore un peu courte : elle ne rend pas bien compte des stratégies qui surfent sur l’expansion puis la contraction de la volatilité des cours depuis le printemps 2009.

Dans le cadre de cette approche, les indices, les actions, les produits de taux sont de purs objets mathématiques. Les ordinateurs ont appris à identifier des successions de vagues formant des structures qui constituent différents reflets « standard » de la psychologie humaine (laquelle oscille en permanence entre peur et confiance).

Il est donc possible, en tordant un peu le bras du marché, de déclencher une séquence connue d’avance. En effet, les opérateurs partent du présupposé que toute l’information est dans le cours et que le marché est « efficient » — les programmes informatiques sont là pour y veiller.

▪ A partir du moment où le day trading est reconnu comme la stratégie la plus efficace — celle qui permet la meilleure maîtrise du risque –, ce n’est plus le cours qui synthétise l’information, c’est le cours lui-même qui devient toute l’information.

Le marché devient alors une sorte de vase clos qui génère sa propre réalité. La meilleure image pour en rendre compte, c’est une partie de Monopoly grandeur nature où les prix de l’immobilier deviennent fonction de la liquidité qui circule entre les joueurs, et non de l’état réel de l’offre et de la demande, des revenus des ménages et du crédit disponible.

Mettons que le joueur qui fait office de banquier décide arbitrairement que chaque participant recevra 400 millions d’euros au lieu de 200 en passant sur la case départ. Le cours des terrains s’envolent, puis celui des maisons et des hôtels… Et s’il décide ensuite de réduire l’apport de liquidités de 10 millions à chaque tour, la valeur des propriétés ne tardera pas à s’effondrer.

Dans la vraie vie, les choses ne se passent guère différemment. Seuls les quelques privilégiés qui participent au Monopoly boursier en tant que partenaires directs des banques centrales reçoivent de l’argent. Les locataires et les petits propriétaires n’en voient jamais la couleur… mais ils profitent psychologiquement d’un effet de richesse lorsque les enchères font apparaître une méga plus-value virtuelle sur le bien qu’ils possèdent.

Le seul problème, c’est que s’ils décidaient de vendre, ils ne trouveraient aucun primo-accédant pour acheter au prix du marché. Le château de cartes ne tient que tant que les spéculateurs jouent entre eux. Et ils prolongent la partie tant que les gains de la veille s’imposent comme les garants des gains du lendemain, au nom de l’impératif catégorique ayant statut de pensée unique, et selon lequel « la tendance est notre alliée ».

L’absence de tendance présente elle aussi d’attrayants avantages. Elle permet d’encaisser de la valeur temps sur les options d’achat et de vente que les petits joueurs versent sous forme de prime au banquier (avant de se les échanger entre eux). Cela afin de pouvoir participer à moindre frais au processus d’appréciation globale des actifs soi-disant justifié par la perspective d’une reprise économique plus que jamais imminente — sinon pourquoi les cours s’envoleraient-ils ?

▪ Pour reprendre l’analogie du Monopoly, ces périodes d’écrasement de la volatilité correspondent à des pauses que s’offrent les gros joueurs. Ces derniers cessent pour un temps d’acheter afin d’encaisser des loyers, histoire de se reconstituer un peu de trésorerie.

Ce n’est pas une stratégie passive : elle suppose de juguler activement toutes les amorces de décalages de cours liés aux inévitables surprises de l’actualité quotidienne. Il en résulte une succession de faux signaux techniques de consolidation ou d’expansion des cours.

Dès que ceux qui contrôlent la situation auront refait le plein de cash, ils pourront soit continuer à faire monter les enchères… soit céder quelques maisons aux joueurs de second plan — tout en achetant des options put à moindre coût dans l’anticipation d’une correction des prix, une fois qu’ils se seront suffisamment délestés.

C’est typiquement le scénario auquel nous avons assisté en cette fin du premier trimestre 2010. La priorité accordée à l’écrasement de la volatilité l’a très clairement emporté sur la tentation de faire inscrire des scores psychologiques.

▪ Comme nous l’indiquions en préambule, le plafonnement du Dow Jones ou du S&P à proximité de résistances majeures constitue une excuse bien utile alors que les véritables enjeux se situent ailleurs.

Les mauvais chiffres publiés ce mercredi aux Etats-Unis justifient la correction technique limitée des indices US (-0,5% en clôture). Mais une forte consolidation était difficilement envisageable en cette ultime séance du premier trimestre 2010 ; il se solde par un gain global de 5% des valeurs américaines, contre une performance zéro de l’EuroStoxx 50 et de l’Eurofirst 80.

La hausse de 70% de Wall Street depuis le 9 mars 2009 laisse songeur. En effet, la reprise essentiellement technique des 12 derniers mois souffre grandement de la comparaison avec les vraies embellies conjoncturelles de 1994/1995, 1999/2000 ou 2003/2004.

Une nouvelle illustration nous était fournie hier par la publication de l’enquête ADP sur les créations d’emplois dans le secteur privé en mars — un indicateur avancé de premier ordre à 48 heures des chiffres officiels du chômage américain. Le marché espérait un solde positif de +40 000… mais l’économie américaine aurait détruit encore 23 000 postes après -25 000 en janvier.

L’horizon s’est encore assombri avec la parution de l’indice PMI de Chicago, qui chute de 62,6 vers 58,8 (contre une stabilité attendue). Est-il besoin de rappeler qu’un tel chiffre préfigure un déclin de l’activité au cours des trois prochains mois ?

Pour être parfaitement exhaustif, la hausse de 0,6% des commandes à l’industrie US au mois de février constituait un point positif. Cependant, il ne faut pas oublier l’érosion de la confiance des ménages américains… la stagnation de leurs revenus au mois de mars… ou encore le repli de 0,7% des prix immobiliers aux Etats-Unis en février dévoilé par Case/Shiller la veille.

Mais rien de tout ceci ne vient interférer avec la partie de Monopoly à la mode Bernanke/Sachs. Le jeu serait bien peu distrayant s’il fallait tenir compte des vrais usagers des gares, des sociétés de service et des locataires de la rue de Vaugirard. Pour les occupants de l’avenue Foch et de la rue de la Paix, nous ne vous faites pas trop de souci, ils ont également un pied à terre sur Kensington ou sur la Cinquième Avenue.

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