La Chronique Agora

Eloge de ma mère

mère

« Hé, Papa, le parking se remplit déjà ».

Les gens ont commencé à arriver une heure avant les funérailles.

Alors que nous entrions dans l’église, une légère bruine se mit à tomber. Les amis avaient déjà pris place sur les bancs, à l’arrière. La famille entra ensuite, dans l’ordre : d’abord les enfants de la défunte, suivis des petits-enfants et des parents plus lointains.

Après quelques chants et lectures préliminaires, nous avons pris la parole.

« Merci à tous d’être venus dire au revoir à ma mère », avons-nous déclaré en premier lieu.

« C’est très agréable de voir l’église aussi remplie. D’habitude, lorsque de jeunes gens meurent, l’église est remplie d’amis et de gens de leur famille. Mais lorsque les personnes âgées meurent, elles ont souvent été oubliées depuis de nombreuses années. Leurs amis et les gens de leur famille sont déjà morts… et donc, souvent, seules quelques personnes se souviennent d’elles et assistent à l’enterrement.

« C’est agréable de voir que ma mère – Mamianne – parvient encore à attirer beaucoup de monde. Je pense savoir pourquoi. C’était quelqu’un de très spécial. Quelqu’un de remarquable.

Insensible à la réussite…

« J’ai un ami, en Argentine, qui vient d’une éminente famille. Son arrière-grand-père a gagné énormément d’argent et a été candidat à l’élection présidentielle. Depuis, toute la famille a vécu de sa fortune et de sa réputation, sur quatre générations. C’est encore le cas… bien que cela devienne bien plus difficile. Même au sein d’une famille, l’argent des autres finit par manquer.

« Dans notre famille, cette personne remarquable n’était ni fortunée, ni puissante, et n’avait aucune renommée : c’était une petite vieille dame sans le sou. Elle ne possédait rien. Elle ne s’intéressait ni à l’argent, ni à la politique, ni au sport, ni aux célébrités, ni à rien de la vie publique. Elle ne lisait même pas le journal.

« Elle était insensible à la réussite intellectuelle, matérielle ou sociale, quelle qu’elle soit.

« Bien entendu, c’était compliqué pour nous, ses enfants. Les enfants veulent toujours mériter le respect de leurs parents. Mais quoi que nous fassions, cela ne l’impressionnait pas.

« J’aurais pu être élu président des États-Unis, ou remporter le Prix Nobel. Elle ne s’en souciait pas. Elle se serait uniquement souciée que je me sois bien comporté avec le chauffeur de taxi en allant à la cérémonie.

« Dans notre famille », avons-nous poursuivi, « ma mère est une référence pour plusieurs générations… représentées par de nombreuses personnes ici présentes, aujourd’hui. Nous n’attendons pas d’elle qu’elle nous transmette une fortune ou un statut social… mais une orientation, de l’inspiration et de la stabilité.

Trop âgée et trop sage pour donner des conseils

« Nous n’attendons pas d’elle qu’elle nous aide à gagner de l’argent… ou à acquérir un statut social… ou à écrire nos livres ou à diriger nos entreprises. Nous attendons d’elle quelque chose de plus important.

« Que ferait Mamianne ? », nous demandons-nous. Que penserait-elle ?

« Pendant de nombreuses années, elle a vécu avec nous en France. Souvent, nous faisions face à ces difficultés auxquelles sont confrontées les familles. Et nous nous tournions vers Mamianne : « tu es la plus âgée et la plus sage… Que devrions-nous faire ? »

« Mais elle était trop âgée et trop sage pour donner des conseils. Elle ne faisait même pas de suggestion. Une seule fois, elle a émis un commentaire susceptible d’être pris pour un conseil.

« Lorsque l’un de nos fils… dont nous préserverons l’anonymat… a emporté un pistolet à air comprimé à l’école, et tiré sur l’un de ses camarades, Mamianne a dit : « Je pense qu’il faut peut-être s’occuper un peu plus de lui ».

« C’est tout. Aucune critique. Aucune réflexion déplaisante sur son fils ou sa belle-fille… ou le caractère de son petit-fils.

« Elle ne se plaignait jamais. N’élevait jamais la voix. Ne disait rien qui évoque la désapprobation. Il était impossible de lui faire dire du mal de quelqu’un… peu importe les efforts déployés. Aucun sarcasme. Aucune critique. Aucun cynisme. »

Le riche terreau du cœur humain

« Et nous vivions en France, où l’on vénère la critique, passe-temps national fort apprécié. Comme le base-ball aux États-Unis.

« Nos voisins français n’arrivaient pas à cerner ma mère. Ils pensaient que c’était une sainte ou bien une handicapée mentale. Mais elle les a rapidement apprivoisés, comme elle le faisait avec tout le monde : en étant tout simplement elle-même.

« Des années plus tard – même aujourd’hui – personne ne me demande si mon livre a marché… ou si nous avons fini de repeindre la bibliothèque… ou ce qui est arrivé à cette nouvelle entreprise que nous mettions sur pied. A la place, tous me demandent des nouvelles de ma mère, pour laquelle ils ressentaient une véritable affection.

« C’était d’autant plus remarquable que ma mère ne parlait pas français. Elle avait une façon de communiquer à un niveau plus profond, non verbal. Elle concentrait toute son attention sur la personne en face d’elle ; elle se souciait de cette personne… et de rien d’autre.

« Elle comprenait les gens et sympathisait avec eux d’une façon qui n’exige aucun langage. Elle n’avait pas besoin de parler.

« Nous étions toujours si occupés, en France – essayant de réussir dans les affaires… essayant de réparer la maison… essayant de nous intégrer à la vie française. Nous étions souvent détournés des choses qui comptaient vraiment. Elle, jamais.

« Mamianne a toujours été notre pilier – solide… constante… sûre… fermement ancrée dans le riche terreau du cœur humain. Toujours disponible. Toujours gentille. Toujours plaisante. Jamais une plainte, jamais une critique. Elle regardait toujours du côté de la lumière. Sa gentillesse était inébranlable.

« De temps en temps, cela m’était insupportable. Une fois, je me suis tourné vers elle et je lui ai dit : « Bon, si tu ne peux rien dire de mal à propos de quelqu’un, alors ne dis rien du tout ! »

La dernière visite

« Mais permettez-moi de revenir en arrière et de vous donner un bref aperçu de sa vie. Ensuite, je conclurai en proposant quelques réflexions sur les enseignements que nous pouvons en retirer, selon moi.

« Mamianne est née dans une famille de riches commerçants de Baltimore. La dernière fois qu’elle nous a rendu visite, à Baltimore, elle était en fauteuil roulant… et je l’ai promenée dans le quartier de son enfance, Bolton Hill.

« Elle m’a montré le drugstore où elle achetait des glaces. Il existait encore, 90 ans plus tard. Elle m’a montré la colline où elle faisait de la luge en hiver… et la maison où elle avait grandi.

« Mais elle a surtout parlé des gens qui vivaient autour d’elle et de ce qui leur était arrivé. Elle se souvenait nettement de ses voisins, dans les années 1920. Les familles. Les gens. Elle a pensé à eux toute sa vie.

« Elle fréquentait une école spéciale pour surdoués, mais elle ne s’intéressait pas aux études. Et puis, ensuite, la dépression a mis un terme à la prospérité.

« Deux types de dépression. Mon grand-père a tout perdu pendant la Grande Dépression – c’est pourquoi nous nous sommes retrouvés ici, dans la ferme de la famille de sa femme.

« Ma grand-mère a souffert d’un autre type de dépression. Elle a commencé à entendre des voix que personne d’autre ne pouvait entendre. Ma mère, qui avait alors environ 18 ans, s’occupait d’elle. Ma grand-mère avait des pulsions d’autodestruction et devait être surveillée en permanence.

« C’est à peu près à ce moment-là que la Deuxième guerre mondiale a éclaté. Et c’est en partie pour l’éloigner de cette triste existence, à la maison, que son père a suggéré à Mamianne de rejoindre la branche féminine de l’armée américaine, les Women’s Army Corps. C’est là qu’elle a rencontré mon père…

« Ils se sont rencontrés une veille de Nouvel An. Trois mois plus tard, ils étaient prêts à se marier. Mais c’était la période du Carême, alors ils ont attendu après Pâques.

« Mon père était un homme bien. Mais il était atteint d’une terrible maladie invalidante. Cela nous a rendus horriblement pauvres. Mais ma mère ne semblait pas s’en soucier. Elle l’aimait. Elle aimait sa famille. Et puis c’est tout.

« Quels que soient les problèmes auxquels elle était confrontée, elle disait toujours qu’elle avait « de la chance ». Bien sûr, elle avait de la chance, mais pas de façon visible. Elle avait de la chance d’avoir un esprit aussi lumineux et une foi aussi irréductible. Quoi qu’il arrive, elle était sûre que cela s’arrangerait. »

Les fantômes du passé

« Bien sûr, ma mère avait ses manies.

« Une fois, en prenant un vol Air France, elle a cru entendre des cantiques anglais, diffusés dans la cabine. « Maman », lui ai-je dit, « il est très peu probable qu’une compagnie aérienne nationale française diffuse de la musique religieuse anglaise. »

« Mais elle était convaincue de l’avoir entendue. Alors elle a demandé à l’hôtesse, qui a fait une drôle de tête et lui a répondu : « Madame, si vous l’entendez… c’est qu’elle doit être là.

« Elle pensait également que la Bible contenait certaines erreurs. Alors elle en corrigeait certaines parties. Par exemple, elle ne pensait pas que Dieu aurait demandé à Abraham de sacrifier son fils. Alors elle a réécrit cette partie.

« Elle croyait aux fantômes. Elle était sûre que mon père – qui était mort depuis des dizaines d’années – l’aidait à retrouver ses clefs de voiture. Mon père était un grand fumeur ; elle affirmait qu’elle savait que son fantôme était près d’elle car elle sentait la fumée de cigarette.

« Tout cela pourrait passer pour un comportement un peu fou. Mais ma mère était toujours en contact avec le monde des esprits. Une fois, elle s’est réveillée en sursaut au beau milieu de la nuit. C’était dans les années 1960. Elle a dit qu’il s’était produit quelque chose de terrible. Le jour suivant, nous avons reçu un coup de téléphone : mon cousin Fred était mort dans un accident de la route.

« Toute sa vie, elle a eu des ailes. Et la semaine dernière, elle s’est envolée ».

Aime ton prochain

« Mais quel enseignement retirer de cela ? Chaque vie est une improvisation… et une expérimentation. Que « retirer » de celle-ci ?

« Je sais quelle leçon j’en retire. Ma mère – plus que toute autre personne jamais rencontrée – personnifiait l’expression « aime ton prochain ». Rien d’autre ne l’intéressait. Et elle n’a jamais dit, de toute son existence – ni même pensé – la moindre chose négative à l’égard de qui que ce soit.

« Elle voyait nettement nos défauts et nos faiblesses. Elle priait pour que nous les surmontions. Mais elles les considérait comme du sumac vénéneux ou des verrues. Ils étaient superficiels. Elle voyait plus loin et observait l’être véritable, en-dessous. Les défauts disparaissaient.

« Une fois, Joan Baez a remarqué qu’il était plus facile d’aimer 10 000 personnes que d’en aimer une seule. Ma mère s’est attelée à la dure tâche d’aimer les gens un par un.

« Pour cela, nous sommes reconnaissants. Et nous exprimons notre gratitude en suivant son exemple, du mieux que nous le pouvons : que ferait Mamianne ?

« Hier soir, au dîner, une guêpe a atterri sur la table. Nous l’avons rapidement emprisonnée sous un verre. Nous allions la tuer lorsque, soudain, nous nous sommes demandé : que ferait Mamianne ?

« Elle ne la tuerait pas. Elle ne chassait même pas les mouches.

« Alors nous avons emmené la guêpe dans le jardin… et l’avons libérée. Elle a marqué une hésitation, sur le rebord du verre, en tournant son regard vers nous.

« Puis elle s’est envolée… de plus en plus haut…

« … et elle est partie. »

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