La Chronique Agora

Des marchés qui grimpent trop droit…

** La spirale haussière se poursuit sur l’ensemble des places mondiales. Cette fois-ci, elle est alimentée par l’annonce d’un accord de financement sauvant temporairement la banque CIT — et la mise de ses principaux créanciers. Si la crainte de voir l’établissement déposer le bilan n’avait aucunement ralenti la hausse des marchés la semaine passée, son maintien à flot participerait en revanche à l’euphorie ambiante.

La banque spécialisée dans les prêts aux PME aurait trouvé un accord de dernière minute dimanche avec un groupe de prêteurs, lui donnant accès à trois milliards de dollars qui lui permettront donc d’échapper pour le moment à la faillite. Mais ces liquidités providentielles lui seront facturées plus de 10%… et CIT va devoir éteindre les principaux foyers de pertes, ce qui se révélera douloureux pour une bonne partie de la clientèle composée de PME et de PMI du secteur de la confection et du commerce de détail.

La Bourse de Paris gagne 1,6% à 3 270 points, tandis que l’Euro-Stoxx 50 gagne 1,25% à 2 500 points tout rond. Outre-Atlantique, c’est le Nasdaq Composite (+0,8% à mi-séance) qui aligne la plus longue série gagnante jamais observée depuis plus de cinq ans — il faut remonter à mi-mai 2005.

Les technologiques inscrivent au passage un plus haut annuel à 1 906 points et surpassent l’éphémère zénith des 1 897 points du 14 octobre 2008. Le concept de résistance graphique semble devenu sans objet…
 
Aucune correction supérieure à 0,75% n’a pu voir le jour en 52 heures de cotation (cumul des heures d’ouverture officielles depuis le 9 juillet). Cela constitue une sorte d’impossibilité technique : la sécurisation des gains entraîne mécaniquement des retracements ponctuels de 30% à 40% des mouvements haussiers quotidiens… mais cette fois-ci, rien, absolument rien ne vient émailler la courbe ascendante. D’ailleurs, il s’agit en l’occurrence d’un canal parfaitement rectiligne.
 
** Mais notre étonnement va bien au-delà : si nous sommes confronté à un drôle d’objet graphique, nous restons perplexe devant le scénario psychologique induit par l’évolution des cours.
 
Estimez-vous possible que les investisseurs, les day traders et les hedgers (qui écrêtent les excès du marché) puissent demeurer irréductiblement optimiste durant plus de 50 heures d’affilée ?
 
Ils n’auraient été troublés ni par les trimestriels de Sony Ericsson… ni par ceux de Nokia… ni par ceux de General Electric. Ils n’ont pas plus été indisposés par la forte hausse des défaillances sur les cartes de crédit et les prêts jumbo (supérieurs à 650 000 $)… Et tout ça est très difficile, voire impossible, à imaginer.
 
Les investisseurs sont loin d’être naïfs. S’ils se plaisent à réciter leur petit catéchisme haussier en soulignant que 70% des 55 sociétés ayant dévoilé leurs chiffres ont battu le consensus, ils ne s’attardent guère sur le fait que la moitié des "bonnes surprises" — qui les auraient tant réjouis — sont dues à des éléments exceptionnels : plus-values de cession de filiales pour Bank of America et JP Morgan ou abattements fiscaux non récurrents. Un bon tiers des profits inattendus proviennent d’économies liées à des plans de restructuration, des réductions de coûts — le plus souvent du nombre de salariés.
 
Et plus de 55% des chefs d’entreprises sondés début juillet s’attendent à une poursuite des dégraissages d’effectifs, à des mesures d’externalisations de centres de coûts… et pire que tout, à une généralisation du principe de renégociation des salaires à la baisse.
 
En étant très cynique, nombre de chefs d’entreprises auraient intérêt à ne pas trop embellir les bilans trimestriels de leur société — si ce n’est pour faire monter ponctuellement les cours et exercer des stock options. En effet, crier misère est le meilleur moyen de créer un choc de peur suffisamment puissant pour amener les salariés à consentir des baisses de rémunération significatives.
 
** Rassurez-vous, ils n’auront pas besoin de noircir le tableau très longtemps : la conjoncture va s’en charger à leur place, une fois évacués les derniers effets positifs des réductions d’impôts sur la consommation et de l’extension des délais d’indemnisation pour les chômeurs. A ce propos, plus d’un tiers des personnes percevant des allocations sont sans emploi depuis plus de six mois, un record !
 
Car que croyez-vous qu’il adviendra de la croissance aux Etats-Unis lorsque le chômage réel — pas celui de la fiction statistique — atteindra les 20%, sachant qu’il flirte déjà avec les 16% ?… Et que se passera-t-il lorsque 20% des sociétés cotées (les compagnies aériennes en tête de liste) auront négocié une réduction des salaires ?
 
Nous prédisons — et les Américains qui ne lisent pas le Wall Street Journal nous rejoignent — une chute sans précédent de la consommation. Elle amputera de 3% à 4% la croissance virtuelle que s’acharnent à nous vendre les médias les plus influents : 70% des ménages comptent réduire d’une manière ou d’une autre leurs dépenses pour la rentrée, en faisant les soldes, par exemple, ou en achetant plus sur internet.
 
Ils souhaitent continuer d’augmenter leur taux d’épargne — mais si les salaires baissent, ils se disent prêts à transformer radicalement leur mode de vie : adieu shopping et achats d’impulsion !
 
Ceux qui ont des contracté des emprunts à taux variable et qui ont la tête sous l’eau depuis que la Bourse remonte (au prix d’une tension sur le loyer de l’argent) se demandent s’ils ont intérêt à poursuivre la cavalerie financière via les cartes de crédit… ou s’ils ont intérêt à se déclarer en faillite au plus vite : mieux vaut une fin dans la douleur qu’une douleur sans fin ! Cela leur permettrait de pouvoir quitter leur logement et trouver de meilleurs postes — s’il s’en présente — dans d’autres bassins d’emplois.
 
** La vision économique idyllique à laquelle Wall Street feint de croire est tout au plus le reflet de l’euphorie qui s’est emparé de quelques traders et gérants de hedge funds depuis que des banques — sauvées par l’argent du contribuable — ont engrangé des profits spéculatifs (à redistribuer entre quelques stars des marchés dérivés) dont l’ampleur fait débat jusqu’à la Maison Blanche.
 
Les commentateurs excellent à jeter un voile discret sur les chiffres qui fâchent (les saisies immobilières battent des records, plus de deux tiers des états américains sont au bord de la faillite, les recettes fiscales s’effondrent partout)… et à monter en épingle des chiffres complètement faussés, comme ceux du chômage hebdomadaire jeudi dernier, ou subjectifs, comme la confiance des consommateurs ou les indicateurs avancés du Conference Board.
 
Ce dernier indice, publié ce lundi, a progressé pour le troisième mois consécutif (de +0,7%). Il conforte ainsi l’hypothèse d’un redressement de l’économie américaine d’ici à la fin de l’année… mais la composante emploi — la seule qui devrait intéresser Wall Street — se dégrade.
 
** Et puisque les experts adorent se rassurer avec des statistiques "moins pires", comment apprécient-ils le ralentissement de l’embellie des indicateurs avancés ? Ils affichaient des hausses de 1,3% en mai et de 1,0% en avril.
 
Bien entendu, lorsque l’argument de la tendance "plus positive" ne tient plus, on parle d’autre chose. Par exemple du diagnostic théoriquement plus favorable de la Fed au sujet de la croissance — comme si Ben Bernanke devait nécessairement mettre son discours en adéquation avec les stratégies de ceux qui orchestrent la hausse des indices depuis une dizaine de jours.
 
Wall Street s’était envolé jeudi de 1% sur une prétendue déclaration de Nouriel Roubini approuvant la vision d’un rebond de la croissance au deuxième semestre. L’intéress

é a démenti ; il continue d’affirmer que la récession sera sévère en 2009 et que le gros danger réside du côté de la consommation… même si effectivement, la situation de crise aiguë semble derrière nous, ce qui est conforme à la thèse défendue dans toutes ses dernières interventions publiques.
 
Pas un mot naturellement sur cette mise au point dans les médias. L’urgence est de matraquer avec suffisamment d’insistance la prochaine fable qui entretiendra l’illusion que Wall Street grimpe en fonction d’éléments d’actualité objectifs… qu’une hausse de 10% sans le moindre retour en arrière est le phénomène boursier le plus naturel du monde — et il s’agit du plus spectaculaire mouvement ascendant jamais observé en début de période de publication des trimestriels.
 
** Certains nous interrogent avec insistance pour connaître notre avis sur les composants de la recette miracle qui permet de faire passer le CAC 40 de 2 960 à 3 270 points. Sur ce sujet, nous n’avons guère de doutes concernant la mise en oeuvre de programmes de trading informatisés systématisant la hausse des indices cash pour s’assurer de plus-values historiques sur les instruments dérivés.
 
Le plus accablant, c’est que plus l’action des machines à gérer les ordres (par centaines à la microseconde) est voyante et évidente… plus les médias tentent d’y voir le reflet d’une psychologie favorable des investisseurs, d’une actualité souriante.

Mais pourquoi paierait-on le commentateur d’une série de tiercés truqués… s’il n’était capable de justifier de façon convaincante que les champions du jour — les vainqueurs les plus improbables — avaient bénéficié d’un terrain souple juste ce qu’il faut… d’une erreur de placement des favoris (dont les jockeys ont en fait tiré discrètement sur le mors) au sortir de la dernière courbe… et d’une forme physique éclatante grâce à un régime macrobiotique… alors que leur organisme contient jusqu’à la saturation un véritable cocktail d’anabolisants, de caféine et d’EPO.
 
Mais comme les commissaires de course sont de mèche avec les plus gros parieurs, vous n’êtes pas près de connaître la vérité… du moins pas officiellement !

Philippe Béchade,
Paris

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