La Chronique Agora

Des banques centrales qui prêtent à rire

** Un titre prémonitoire et dont nous vous accordions la primeur dès mardi midi… avant que l’actualité ne rattrape notre démonstration.

Nous avions en effet décidé d’illustrer — avec quelques chiffres proprement vertigineux — l’absurdité et les dangers d’une politique monétaire laxiste d’une part et l’absurdité encore plus grande d’une stratégie inverse. Surtout lorsque le sort de la sphère économique mondiale dépend à l’évidence de la première et n’attribue qu’un succès d’estime à la seconde.

Quand 50 000 milliards de dollars d’encours de CDS (credit default swaps) adossés fictivement à 5 000 milliards de dollars de créances d’entreprises ou de prêts immobiliers –dont plus personne ne connaît la valeur — menacent de faire s’effondrer le système bancaire américain, et par extension le système bancaire international, il n’y a plus d’inflation à combattre parce qu’il n’y a plus personne pour s’en soucier.

Pour qui chute du haut d’une falaise, avoir de la fièvre change-t-il le pronostic vital au moment de l’impact ?

La crise du subprime — qui concerne un encours de 20 000 milliards de dollars de CDO, ABS et autres RMBS (soit 10 fois la taille du sous-jacent) — n’est que le premier étage d’une fusée qui en comporte potentiellement trois. Le krach des cartes de crédit devrait survenir en dernier, lorsque la matérialisation du risque systémique frappera non plus seulement les banques, les monoliners et les hedge funds mais bien les entreprises et les salariés.

Tout ce que nous tenions pour acquis depuis 50 ans — de brillantes phases d’expansion économique suivies de molles récessions, de l’énergie en abondance, une épargne retraite qui ne cesse de se valoriser grâce à la bourse et malgré l’érosion monétaire — pourrait être remis en cause. Cette situation est due aux conséquences — ou à l’inconséquence — de la souplesse et de la philosophie ultralibérale d’une banque centrale américaine. Elle a encouragé, d’une part, l’habitude de vivre à crédit grâce à des taux anormalement bas, et, d’autre part, la multiplication des produits dérivés sans la moindre possibilité de contrôle. Les encours sur les seuls dérivés de crédit équivalent à six fois le PIB mondial annuel — lequel avoisinait 15 000 milliards de dollars en 2007.

Mais nous reviendrons plus en détail demain sur la façon dont la créature « notionnelle » — appellation technique de la sphère des dérivés non régulés tels que les swaps et autres forwards — a échappé à ses concepteurs et aux régulateurs. En effet, nous devons faire face depuis ce mardi à des soucis plus immédiats et des plus concrets concernant l’évolution des indices boursiers.

** L’énoncé des scores à la clôture (-4% en moyenne en Europe), la multiplication des réservations à la baisse au sein du CAC 40 entre 15h30 et 17h30, le plongeon de 300 points du Dow Jones à mi-séance, véhiculaient l’image de marchés au bord de la capitulation.

Des marchés qui n’osent plus espérer un geste de la BCE depuis les récentes déclarations de J.C. Trichet à Davos confirmant le strict maintien de la ligne dure en matière d’ancrage des anticipations inflationnistes. D’ailleurs, J. C. Trichet n’a pas eu un mot le 21 janvier pour calmer la débâcle boursière — attribuée initialement aux craintes de récession –, réaffirmant sa foi dans la robustesse des fondamentaux en Europe. Mais de quel poids vont-ils peser si les banques cessent de prêter, les entreprises d’investir et les ménages de consommer ?

En tout cas, les pires scénarios en matière de contraction économique, imaginés depuis la mi-janvier, se sont matérialisés ce mardi 5 février à 14h55 aux Etats-Unis — un horaire très inhabituel… mais l’institut ISM a voulu court-circuiter d’éventuelles fuites dont auraient pu profiter des initiés malintentionnés !

Les Etats-Unis viennent d’être victimes au mois de janvier d’un effondrement historique — absolument sans précédent — de 12,5 points (de 54,4 vers 41,9) de l’indice des directeurs d’achats dans le secteur des services. Un simple tassement vers 53 avait été anticipé.

L’ISM est considéré comme le meilleur baromètre de l’activité économique dans le secteur tertiaire : il pulvérise dans sa chute le seuil des 50, qui marque la frontière entre croissance et récession.

En un seul mois, les Etats-Unis se retrouvent dans une situation pire — la composante emploi plonge de 10 points à 43,5 — que si le ralentissement s’était matérialisé au rythme prévu par les plus pessimistes au cours des six prochains mois. Nous pensions faire partie de ceux-là… mais la réalité dépasse nos pires projections.

** En réaction, le CAC 40 s’est effondré de près de 4% (à 4 776 points), l’Euro Stoxx 50 de 3,9%, Madrid de près de 5,2%. Mais la tendance avait été fragilisée dès le début de la matinée par nos propres statistiques européennes : les cambistes avaient réagi très négativement à la publication l’indice d’activité (ISM) du secteur des services en Allemagne.

Ce dernier retombe nettement sous la barre des 50 en janvier (sur 49,2 contre 51,2) et l’indice des directeurs d’achats (PMI) en zone euro a chuté de 2,5 points à 50,6 au mois de janvier — soit le plus mauvais score depuis juillet 2003.

L’euro a dévissé de 1,35% à 1,4630 face au dollar… et n’a rien repris en cours d’après-midi en dépit de statistiques américaines catastrophiques — comme si 50 points de baisse du prime rate à 2,5% le 18 mars prochain étaient déjà « pricés » alors qu’un geste équivalent de la BCE ne le serait pas.

Mais dans un scénario de récession, un assouplissement monétaire ne produit pas d’effets positifs avant six à neuf mois et la consommation des ménages risque de se dégrader sensiblement avant qu’une embellie se dessine. En Europe, les ventes de détail ont reculé de 0,1% au mois de décembre en zone euro — malgré les achats de fin d’année — ce qui confirme la bien mauvaise tendance du mois de novembre (-0,7% révisé de -0,5%).

En termes d’ambiance et de pessimisme sous-jacent, cette fin de séance du 5 février ne fut comparable qu’à celle du 21 ou du 22 janvier dernier. A Paris, aucun titre n’a échappé à la baisse : pire… une seule des 40 vedettes du CAC échappait à une perte d’au minimum 2% — il s’agissait de Vallourec qui rebondissait in extremis à -0,75%.

Plus d’un tiers de la cote parisienne reculait de 5% et plus des deux tiers chutaient de 4%, tandis qu’une poignée de titres ne perdait « que » 2,5%.

La chute de Wall Street pourrait provoquer une spectaculaire détente des taux. Cela a déjà commencé avec un T-Bond 2018 à 3,55% puis surtout des Treasuries à 2 ans dont le rendement (-15 points de base) repasse sous le seuil des… 2% (à 1,94%). L’inflation réelle, subie par les consommateurs, demeure supérieure à 4% aux Etats-Unis.

** De quoi déstabiliser la plupart des investisseurs au moment où la thématique économique va devenir « le » sujet de la campagne électorale américaine. Elle culmine ce mardi avec l’investiture des candidats des deux camps dans la moitié des états de l’Union. Nul doute que l’héritage du Maestro Alan « Bulle » Greenspan risque d’être âprement débattu.

Tant que les brasseurs d’argent surfaient sur la formidable vague de confiance suscitée par l’inexorable hausse des actifs, les satisfecit et les autocélébrations de la Fed et de la BCE prêtaient à rire. Mais aujourd’hui, leur chère Goldilocks tombe la perruque, le masque et ses dentelles enfantines.

Et ce n’est pas un quatrième ours — du format « petit panda » — qui apparaît mais plutôt le « Taz », le diable de Tasmanie… et il ne se laissera pas facilement capturer par Ben Bernanke ou J.C. Trichet !

Philippe Béchade,
Paris

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