** Le "moins pire que prévu", c’est encore mieux que l’effet placebo ! Pour qu’un placebo fasse effet, il faut qu’il soit administré dans un milieu hospitalier. Il faut que le patient avale le cachet et le trouve amer sous la langue, ce qui suggère qu’il sera efficace. Il faut enfin qu’il espère une diminution de la douleur : les placebos sont le plus souvent utilisés comme des substituts d’antalgiques, ces derniers finissant par ne plus faire effet lorsque les doses administrées sont trop massives.
Mais Wall Street a inventé encore mieux que cela. Avec le nouveau gaz euphorisant répandu depuis 15 jours dans les salles de marché, il n’est même plus nécessaire d’ingérer une série de pilules multicolores dans des petits casiers compartimentés. Il suffit juste d’agiter la boîte de médicaments près de l’oreille de l’investisseur.
Plus besoin de vrai médecin, il suffit d’envoyer un simple figurant en blouse blanche avec un badge "je suis haussier à fond" pour lui susurrer : "c’est du Moimpihr-Keupraivu… attention, c’est très fort".
Et ça marche ! Tellement bien — si prodigieusement bien, même, que personne ne se demande si cette hallucination collective haussière n’aurait pas des causes chimiques étrangères au placebo.
** Quelques journalistes osent poser la question : "mais est-ce que ce n’est pas un peu artificiel, tout de même ? La réalité sur le terrain n’est guère rassurante". Ils se voient aussitôt rétorquer qu’une nouvelle molécule miracle triomphe de tous les maux. Elle s’appelle "la tendance" — et son horizon à elle, c’est les six prochains mois, pas ce triste présent si douloureux pour le moral et le budget des ménages.
Elle ne se trompe jamais : la preuve, ceux qui la suivent aveuglément gagnent beaucoup d’argent.
Hélas, ce sont rarement les patients qui font fortune avec la tendance. Ce sont plutôt certains prescripteurs qui semblent faire preuve d’un flair imparable pour anticiper sa poursuite ou sa brusque inversion.
** Nous avons rappelé hier de quelle façon Wall Street s’était fourvoyé en octobre 2007. Nous avons évoqué comment les apprentis spécialistes des matières premières s’arrachaient le baril de pétrole entre 140 $ et 150 $ à la mi-juillet 2008… avant de se couper les deux bras et les deux jambes sous les 50 $.
Mais face à la caméra, les bons docteurs de l’hôpital haussier affirment que la spirale ascendante démontre la formidable efficacité du "Moimpihr-Keupraivu" — pseudo médicament aux effets prétendument psychotropes, parfois assimilé au "Sahirra-Mieudeumin".
Nous aimerions beaucoup analyser la composition de l’air qui flotte dans certaines salles de marché. Nous avons eu vent de rumeurs selon lesquelles les traders seraient dans un état second, extatiques, ne ressentant plus aucune turbulence psychologique, le doigt crispé sur le bouton achat — tout comme certains adeptes de jeux vidéo finissent par tomber en syncope à force de fixer leur écran.
** Nous plaisantons… mais le comportement des marchés impose de se demander quels sont les éléments qui ont effacé toute trace d’un comportement humain dans l’évolution des indices boursiers.
De quel optimisme nous parle-t-on ? Par quel prodige le Nasdaq parvient-il à s’envoler de 50% alors que les trimestriels révèlent que la conjoncture reste lourde comme du plomb ? Le fait que l’épaisseur de la plaque de plomb soit de 4,5 centimètres au lieu des six estimés ne change rien au fait que les pauvres fourmis (banques et réassureurs) qui sont coincées en dessous sont réduites en bouillie.
Quelle sorte d’investisseurs n’éprouve aucune sensation d’angoisse — ni devant l’abaissement hier de la notation d’Ambac Financial (un monoliner qui assure les créances immobilières)… ni face à la dégringolade d’AIG ? Ce dernier ne s’est pas absolument pas redressé depuis le 13 juillet, alors que les pertes s’accumulent dans le secteur des dérivés de crédit adossés aux investissements locatifs destinés aux entreprises puis aux centres commerciaux.
Quelle sorte d’investisseur s’enthousiasme pour des "signes de stabilisation" repérés par la Fed et le FMI (nous ne parlons même pas des timides signes de rebond que certains économistes croient déceler) mais ne s’émeut nullement de la spirale baissière sur les salaires aux Etats-Unis, en Irlande et bientôt dans toute l’Europe ? Une chute si brutale que même si le taux de chômage rechutait sous les 9% au lieu de s’envoler au-delà des 10% officiels aux Etats-Unis, la masse des revenus distribués continuerait de diminuer dans de fortes proportions, torpillant la consommation… et la croissance qui en dépend très directement (à 70% ou 75% selon les différents modes de calcul).
Quelle sorte d’investisseur exulte en prenant connaissance des plans de réduction de coûts (suppressions d’effectifs, délocalisations) et d’ajustement des capacités de production (fermetures d’usines, reventes de filiales déficitaires)… mais ne se soucie pas des conséquences sur la demande finale : tant que les marges et la productivité sont préservées, le monde alentours peut bien s’effondrer)
Nous connaissons très peu d’investisseurs qui se targuent de posséder la mentalité pour faire fortune en bourse dans un tel contexte. En revanche, ils sont nombreux à n’avoir rien vu venir (nous les premiers) mais soutiennent désormais que c’est dans l’ordre des choses.
** Il n’y a donc pas d’autre alternative que la poursuite de la hausse maintenant que le Nasdaq et l’Euro-Stoxx 50 gagnent plus de 50% en quatre mois et demi. Il s’agit de la seconde plus forte progression de l’histoire en l’espace de 18 semaines, après le rebond du 8 octobre 1998 au 7 janvier 1999. A l’époque, les indices avaient repris de 55% à 60% ; il faut noter cependant que le contexte macroéconomique était archi-haussier avec la bulle des dot.com et des liquidités qui pleuvaient de toutes parts sur les marchés (les acheteurs particuliers faisaient exploser les volumes).
Nul n’avoue publiquement sa perplexité devant un ratio séances de hausse/séances de baisse qui est sans précédent depuis décembre 2005 : un seul repli en 15 jours de bourse.
Les chartistes s’étonnent des niveaux de surachat technique des oscillateurs en daily. Cependant, la règle cardinale est qu’il ne faut prendre en considération que le cours de Bourse, non se préoccuper de concepts comme la formation d’une bulle ou la manifestation d’une véritable volonté d’empêcher toute correction (pour des motifs qui n’intéressent que les historiens… et quelques-uns de nos lecteurs).
Connaissant la mentalité de nombreux day traders, la finalité pourrait être de gagner le maximum d’argent le plus vite possible — c’est humain –, tant l’avenir paraît incertain et le diagnostic des rédacteurs des Publications Agora irréfutable.
** Il s’est creusé un écart phénoménal entre les cours de Bourse et la réalité — sa gravité est confirmée par les commentaires "en off" des professionnels de la finance que nous interrogeons. C’est justement à cause de cet écart que le désarroi des non-initiés est aussi important.
Il faut que la perte des repères soit complète, l’incompréhension totale pour accepter une réalité qui occulte celle que nous jugeons insensible à toute manipulation boursière.
Certains se laisseront convaincre qu’il faut se fier au jugement du marché… mais le marché grimpe justement parce qu’il n’a aucun jugement et ne vise qu’à duper le plus grand nombre.
Pourquoi dans les forums lit-on autant de messages d’auteurs qui se félicitent que quelques institutionnels très influents massacrent les baissiers jusqu’au dernier ? Eux au moins reconnaissent qu’il s’agit d’une stratégie délibérée et parfaitement bien orchestrée… Cela garantirait en tout cas que la spirale haussière puisse se propager sans encombre jusqu’à la rentrée.
Ne réalisent-ils pas que dans un marché qui se retournerait à la baisse alors que beaucoup d’acheteurs ne se retrouvent investis que parce leurs stops ont été déclenchés à la hausse, il n’y aurait plus personne pour enrayer une spirale inverse ? Dans un tel cas, seuls les vendeurs sont incités à racheter du papier pour matérialiser leurs gains.
Sans eux, la chute des cours pourrait ressembler à un grand saut dans l’inconnu. A moins qu’il ne s’agisse du scénario symétrique — mais en pire — du mois de juillet !
Nous ne saurions trop vous recommander de partir en vacances avec un minimum de bagages et de garder de quoi vous acheter sur place de beaux souvenirs. Par exemple, une belle couverture brodée de cette maxime : "les arbres ne montent pas au ciel"… même avec 20 000 ballons d’hélium accrochés à leurs branches, comme une certaine maison dans un récent dessin animé en 3D appelé à vous divertir intelligemment.
Philippe Béchade,
Paris