La Chronique Agora

De grosses petites bulles

Le 27 novembre, un article est paru dans le Financial Times, expliquant aux lecteurs que de riches investisseurs avaient recours à des "magouilles" et des faveurs spéciales pour accéder aux meilleurs fonds de couverture.

Quelque part dans les sombres corridors de notre esprit, une étincelle s’est allumée… et une sonnette d’alarme a retenti. Nous nous sommes rappelé combien il était difficile de se positionner sur les valeurs introduites en Bourse (IPO) à la fin des années 90. Il suffisait qu’un citoyen lambda concocte une idée plausible de dot.com et se rende auprès des magiciens des marchés. Quelques mois plus tard, les actions de cette entreprise hypothétique étaient en circulation. Et dans la mesure où les gestionnaires trouvaient pratique que les actions grimpent rapidement après leur émission, elles étaient généralement évaluées à un niveau où elles ne pouvaient que grimper — alors même qu’elles se vendaient déjà bien plus qu’elles ne valaient. Cela signifiait que se positionner assez tôt sur les IPO garantissait quasiment une belle aubaine. Et c’est la raison pour laquelle Barbra Streisand, pour citer un célèbre exemple, envoyait des billets pour ses concerts aux gestionnaires chargés des IPO — espérant obtenir plus qu’une salve d’applaudissements.

Bien entendu, les dot.com ont rendu l’âme en janvier 2000… et les banques d’investissement n’ont plus reçu de billets gratuits. A présent, ce sont les gestionnaires de hedge funds qui en profitent.

Mais les fonds ne se portent pas bien ; à ce jour en 2006, vous auriez mieux fait par accident que par hedge fund. Le fonds moyen n’a grimpé que de 7%. Le Dow en est à +15%. Le seul effet que cela a semblé avoir, c’est de pousser les investisseurs à chercher désespérément à se positionner sur le petit groupe de fonds encore en bonne forme.

Les fonds bien établis, aux meilleures performances, sont souvent "fermés". Ils ont déjà bien assez d’argent. Et les gestionnaires intelligents savent qu’ils ne peuvent en accepter plus sans dégrader leurs rendements. Lorsqu’une trop grande quantité d’argent cherche à se positionner sur un nombre limité de bonnes idées d’investissement, le niveau de ces dernières revient à la moyenne. Tout de même, "les gens sont assez stupéfaits — en particulier les gens très riches — lorsque vous leur renvoyez leur argent", déclarent les sources du Financial Times.

La semaine dernière, nous avons appris une autre nouvelle : le marché des produits dérivés, sur lequel les fonds de couverture ont tendance à spéculer, a atteint la valeur nominale de 480 000 milliards de dollars… soit 30 fois la taille de l’économie américaine… et 12 fois la taille de l’économie mondiale tout entière. Le trading en produits dérivés n’est pas seulement devenu un énorme boom, ni même une grosse bulle — mais bien la mère de toute une tribu de bulles… qui font naître de grosses petites bulles dans le secteur financier tout entier.

Et voilà que notre ami Simon Nixon nous apprend que l’industrie des hedge funds transforme "la géographie sociale de la Grande-Bretagne. Des fortunes ont été créées à une échelle et dans un laps de temps tels que nous ne les avons pas vu depuis 100 ans — si nous les avons déjà vus. Selon le Daily Telegraph, en Grande-Bretagne, l’âge moyen des acheteurs d’anciens presbytères — ces pittoresques maisons de campagnes ayant la faveur des classes nouvellement fortunées — a chuté de dix ans, pour concerner de jeunes trentenaires".

Les sociétés vivent des tendances majeures et mineures ; de petites modes et de grosses ; de mignonnes petites peccadilles et d’énormes spectacles publics. Avant la Renaissance, les sociétés s’infatuaient de religion — une passion qui s’est consumée en croisades, guerres de religion et inquisition. Elles se sont ensuite consacrées à la politique — si absorbées par des "-ismes" de toutes sortes que, au 20ème siècle, les gens s’entre-tuaient comme jamais dans l’Histoire. Plus de 100 millions de personnes sont mortes au 20ème siècle, victimes du bolchevisme, du national socialisme, du communisme, du nationalisme et autres excès d’enthousiasme politique.

A présent, c’est la finance qui retient l’attention de la planète. La Chine affirme être un pays "communiste". Mais elle ne semble pas s’en soucier. Pas plus que quiconque ne se soucie de comment les Chinois s’appellent. La seule chose à laquelle on semble s’intéresser, c’est que la Chine est ouverte pour affaires. Les Chinois pourraient jeter des vierges dans le Vésuve ou arracher le cœur palpitant de leurs ennemis tant que leur économie grimpe de 10% par an. Les Chinois font l’envie du monde entier. La politique a cédé le pas à l’argent.

Aux Etats-Unis, la mode de la politique a atteint son sommet sous l’administration Kennedy. Les remarques inaugurales de Kennedy — "ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous… demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays" — ont marqué un zénith historique pour cette tendance. C’était avant que la guerre au Vietnam ne s’enlise, et avant le lancement de la guerre contre la pauvreté et la guerre contre la drogue. Les gens croyaient à ces guerres — et ils ont été terriblement déçus lorsque les victoires ne se sont pas concrétisées. Aujourd’hui, évidemment, il y a la guerre contre la terreur… mais peu de gens en parlent… et aucune personne sensée ne la mentionne sans un sourire ironique. En fait, la guerre contre la terreur n’est pas du tout politique — c’est une campagne destinée à couvrir le flanc du grand empire financier. Si l’on découvrait qu’elle diminuait les dépenses de consommation, ou augmentait les taux de prêts hypothécaires, par exemple, on y mettrait fin dès demain.

A présent, c’est l’argent qui compte. Les mères veulent que leurs petits deviennent gestionnaires de hedge funds, quand ils grandiront. Elles savent où est l’argent… et il n’est pas dans la religion — à moins que vous ne soyez télévangéliste — et même là, les places sont chères. De toute façon, il s’agit plus d’entreprises que de religion. Pendant ce temps, un bon politicien, même s’il est malin, ne peut détourner qu’une certaine quantité d’argent avant de se faire prendre la main dans le sac. Les Clinton, par exemple, n’ont pu s’en tirer qu’avec un accord immobilier louche… et quelques comptes tordus — si l’on ne compte pas les accords passés pour la publication de leurs livres, bien entendu. Cela aurait pu représenter une belle somme, mais il a fallu toute une carrière de mensonges sordides pour y parvenir. Les Bush se sont mieux débrouillés, mais cela leur a pris quelques générations et une poignée de contrats de la CIA. Mais d’une manière ou d’une autre, ce n’est rien par rapport au genre de butin qu’un gestionnaire de fonds de couverture empoche lorsqu’il est encore assez jeune pour en profiter.

Dans notre époque impériale mûre et dégénérée, personne ne s’enrichit plus rapidement que les gestionnaires de hedge funds. L’année dernière, Edward Lampert, d’ESL Investments (société de fonds de couverture), a mené le bal, avec une compensation de 1,02 milliards de dollars. Comparé à lui, le salaire de James Simons, de Renaissance Technologies Corp., fait un peu aumône, avec seulement un peu plus de 600 millions de dollars ramenés à la maison. Il a tout de même fait mieux que Bruce Kovner, de Caxton Associates, qui a gagné 550 millions de dollars.

Le New York Times nous fournit une liste : Steven Cohen, de SAC Capital Advisors, 450 millions de dollars ; David Tepper, d’Appaloosa Management, 420 millions de dollars ; George Soros, du Soros Fund Management, 305 millions de dollars (Soros était numéro un en 2003, avec 750 millions de dollars) ; Paul Tudor Jones II, de Tudor Investment Corp., 300 millions de dollars ; Kenneth Griffin, du Citadel Investment Group, 240 millions de dollars ; Raymond Dalio, de Bridgewater Associates, 225 millions de dollars ; et Israel Englander, de Millennium Partners, 205 millions de dollars. Pauvre Richard Fuld : notre homme n’a gagné que la maigre somme de 35 257 099 $ pour son travail à la tête de Lehman Brothers. Quant à E. Stanley O’Neal, de Merrill Lynch, il a eu encore moins : tout juste 32 134 673 $.

Nous ne citons pas ces chiffres par jalousie, mais simplement parce que nous sommes intrigué et amusé. Le moindre de ces dollars doit provenir de quelque part. En fait, le moindre de ces dollars doit provenir de l’argent des clients. Les personnes investissant dans les meilleurs hedge funds doivent être parmi les gens les plus riches et les plus intelligents au monde. Malgré cela, sans qu’on ait eu à les menacer d’une arme, ils ont fourni des milliards de dollars de bénéfices à des promoteurs de fonds de couverture rusés.

Que faut-il faire pour obtenir un tel poste ? Eh bien, si vous avez la bosse des maths, ça aide. Ensuite, vous pouvez vous joindre à d’autres gestionnaires de fonds de couverture jouant avec des contrats dérivés que les clients ne peuvent comprendre — comme le tout récent CPDO (Constant Proportion Debt Obligation). Selon le Grant’s Interest Rate Observer, le CPDO est peut-être une innovation, mais ce n’est absolument pas une idée nouvelle. Il est remarquablement similaire au CPPI, ou Constant Proportion Portfolio Insurance, qui a fait ses débuts il y a 20 ans de cela.

Le CPDO est censé protéger les investisseurs contre le risque de défaut de paiement de crédits de première qualité. Le CPPI était supposé protéger les investisseurs d’un krach boursier, en utilisant une formule complexe que les clients ne pouvaient pas non plus comprendre tout à fait. Puis, en 1987, un an seulement après l’introduction du CPPI, le marché s’est effondré, et les investisseurs ont enfin compris comme ça marchait. En examinant les dégâts, les analystes ont déterminé que les CPPI n’avaient pas protégé les investisseurs ; en fait, leurs caractéristiques de trading pré-programmées avaient démultiplié les pertes.

Nous ne savons pas comment le CPDO réagira à la pression, mais nous avons hâte de voir ça. Chaque fois que les calculs et l’avidité se rencontrent, cela ne manque pas d’être passionnant.

Les savants fous des grandes sociétés d’investissement inventent des produits dérivés complexes… leur donnent un petit coup de jus… et voilà que ces créatures monstrueuses s’éveillent à la vie. Avant qu’on ait pu réagir, les génies des hedge funds construisent d’immenses maisons à Greenwich, dans le Connecticut — et des milliards… non, des milliers de milliard de dollars partent en CPDO et autres, entre les mains d’acheteurs qui ne comprennent pas tout à fait les équations compliquées sur lesquelles s’appuie le contrat… et qui (mais ce n’est qu’une supposition) seront surpris lorsqu’ils finiront par s’en rendre compte.

Si vous savez manier les chiffres, vous pouvez protéger votre investissement, au moins partiellement. Mais cela implique d’ordinaire de prendre une position à l’opposé du poids énorme des capitaux d’investissement. Vous pouvez également trouver des moyens de gagner plus d’argent que vos pairs plus lents — à nouveau en faisant les choses un peu différemment. Mais ni la magie financière… ni les instruments complexes… ne peuvent protéger un marché tout entier. Le marché ne peut pas se protéger de lui-même. Plus il  y a de gens montant à bord d’une plate-forme d’investissement — qu’il s’agisse de produits dérivés, de dot.com ou de dirigeables — plus cette dernière grince et craque, et plus il y a de dégâts lorsqu’elle finit par céder.

Les acheteurs du CME, le Chicago Mercantile Exchange, ne semblent pas s’en apercevoir. Google, la toute dernière valeur technologie en vogue fin 2006, s’échange à un PER de 36… alors que le CME est à 51. Le CME, c’est là qu’on échange les futures et les produits dérivés. La valeur est sortie il y a trois ans de cela à 39 $. Depuis, elle a été multipliée par 14, pour atteindre plus de 550 $. A New York, pendant ce temps, la moitié du volume quotidien du NYSE provient du trading des hedge funds. Le titre est aussi en pleine forme, coté à 10 fois les ventes, 119 fois les bénéfices flottants et 46 fois les bénéfices anticipés.

Si vous voulez faire des profits grâce aux fonds de couverture, le meilleur moyen d’y parvenir est de devenir gestionnaire de l’un d’entre eux. Et si vous voulez vraiment vous y plonger tout en gardant votre dignité, vous pouvez envisager d’investir dans une société de hedge funds. Au moins deux d’entre elles cotent sur le marché londonien.

Cependant, les fonds de couverture sont censés pouvoir produire des revenus supérieurs tant pour les investisseurs que pour les gestionnaires. Mais si c’était vraiment possible, pourquoi les gestionnaires voudraient-ils échanger leurs actions contre du liquide ? Que feront-ils avec cet argent ? Iront-ils l’investir dans le hedge fund de quelqu’un d’autre ? Cependant, alors que les rendements chutent… et que les clients commencent à poser des questions… de plus en plus de professionnels ès hedge funds voudront probablement sortir tant que les choses sont favorables. A mesure que les fonds deviennent moins profitables, en d’autres termes, ils seront vendus à des étrangers qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez.

Puis, un jour ou l’autre — et peut-être bientôt — un sommet sera atteint dans le cycle du crédit. La mère de toutes les bulles finira par exploser, et les "grosses petites bulles" de l’industrie financière feront de même. Le Dow baissera — et le dollar aussi. Les junk bonds couleront à pic. Les constructeurs immobiliers de Greenwich réaliseront que leurs téléphones ne sonnent plus aussi souvent. Le NYX et le CME s’effondreront. Et 5 000 gestionnaires de hedge funds se retrouveront à la rue… à la recherche de la prochaine grande vague. Quand est-ce que tout cela se passera ? Comment ? Nous n’en savons rien. Mais nous supposons que lorsque l’histoire de ce cycle de bulle sera enfin terminée, les produits dérivés y laisseront leur marque… comme le Hindenburg dans l’histoire de Zeppelin… ou Trafalgar dans la vie de Napoléon Bonaparte.

 

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