La Chronique Agora

Cygnes noirs et coupe-circuits

▪ Un chartiste qui s’obstinerait à ignorer l’actualité du jour n’avait d’autre choix mardi matin que de déchirer ses manuels d’analyse technique, les passer au broyeur puis confier les spaghettis de papier remplissant sa corbeille à une entreprise de recyclage.

Le scénario graphique (avalement haussier en fin de vague de correction suivi d’une réouverture en gap baissier sur bon nombre de valeurs de l’Eurotop 100) qui vient de se matérialiser sur les indices européens ces dernières 48 heures n’est répertorié nulle part. D’un point de vue statistique, il n’existe pas… ou alors, pensions-nous instinctivement, dans 1% des cas.

Heureusement que nous avons pris la peine de vérifier pour ne pas vous induire en erreur. Nous étions en effet bien loin du compte avec nos 1% ; la réalité est beaucoup plus proche de un cas sur 1 000, en remontant dix ans en arrière. Oui, c’est bien de cela qu’il s’agit : une rechute initiale de 1,5% suivie d’un plongeon de 4% à 4,2% des indices européens avait seulement 0,001% de chances de se produire.

En d’autres termes, ce qui survient aujourd’hui n’arrive jamais. Ce n’est ni prévisible ni quantifiable — pas plus qu’un raz-de-marée à Palavas-les-Flots, pas plus qu’une averse de neige à Hong Kong, pas plus qu’une équipe de France de football se mettant en grève.

C’est ce que les chartistes appellent un « cygne noir », en hommage au célèbre ouvrage de Nicholas Nassim Taleb traitant des puissances de l’imprévisible. Cela n’existait pas… jusqu’au jour où un explorateur en découvrit un en abordant près d’une rivière sur les côtes d’une terre inconnue aujourd’hui baptisée Australie. Cela remit soudain en question toutes les théories concernant l’évolution de l’espèce sur les cinq continents.

▪ Le « cygne noir » d’hier n’était pas une catastrophe naturelle, ni un attentat, ni la soudaine faillite d’un Etat qui semblait présenter toutes les garanties de solidité financière (souvenez-vous de Dubaï à l’automne dernier). Il s’agissait d’une bête erreur de calcul du Conference Board concernant l’indicateur avancé de l’économie chinoise pour le mois de mai. Au lieu de bondir de 1,7% comme annoncé le 15 juin dernier (soit la plus forte hausse depuis février 2009), ce dernier n’aurait en effet progressé que de 0,3%, soit le score le plus faible depuis novembre 2009. L’erreur serait due à une mauvaise interprétation du chiffre des mises en chantier en Chine.

Lors de sa publication le 17 mai, le précédent indice faisait état d’une hausse séquentielle de 1,5% du PIB au mois de mars. Suite à cela, la Bourse de Shanghai avait plongé de 5% sur l’anticipation d’un durcissement monétaire imminent, Pékin ne pouvant rester sans réaction face à ce nouveau signe de surchauffe.

Côté occidental, les estimations erronées du Conference Board ces deux derniers mois avaient alimenté des kilomètres d’études circonstanciées démontrant que la Chine demeurait la locomotive économique dont la planète avait besoin. On jugeait qu’y investir était une priorité absolue et  que la croissance européenne serait tirée par la croissance de l’empire du Milieu en 2010 et 2011.

Par construction, les analystes n’eurent aucun mal à convaincre une majorité d’investisseurs que les valeurs exportatrices vers la zone asiatique (au sens large) étaient bon marché… et que l’Allemagne était une nouvelle fois la mieux placée pour en tirer le meilleur parti, en tant que premier exportateur mondial vers la Chine.

▪ La Bourse de Shanghai s’était réveillée hier avec une gueule de bois en découvrant la baisse de 0,7% des dépenses des ménages japonais, sur fond de contraction surprise (-1,7%) des livraisons des entreprises nippones (vers la Chine ?).

Elle a basculé la tête la première dans le fossé peu après l’heure du déjeuner. En effet, elle a perdu 4,3% et validé une franche cassure du plancher annuel des 2 510 points en découvrant l’erratum du Conference Board concernant l’indice synthétique LEI, qui agrège les six principales composantes de la croissance chinoise (dont les fameuses mises en chantier).

Dès la reprise des cotations mardi, Wall Street a immédiatement embrayé en forte baisse de 2% dans le sillage des indices européens alors en plein désarroi. Les pertes se sont encore creusées avec la publication d’un indice de confiance du consommateur américain plongeant de 62,7 jusque sur 52,9 au mois de juin (contre une stabilité anticipée).

Avec des replis s’étageant entre 2,5% (Dow Jones) et 3,2% (Nasdaq) vers 17h30, heure de Paris, tout rebond technique en fin de séance s’est avéré impossible. L’Euro-Stoxx 50 a perdu le maximum de terrain en clôture (-4,2%), dans le sillage de Paris (-4%), de Milan (-4,5%) et de Madrid qui s’est effondré de 5,45%.

Le  S&P menace maintenant d’enfoncer un support majeur et décisif — celui des 1 041 points, déjà testé les 5 février, 25 mai et 8 juin dernier. Le Dow Jones dévisse sous les 9 900 et le Nasdaq, qui a ouvert un énorme gap sous les 2 210 points, a cassé dans la foulée son plancher des 2 158 points des 25 mai et 10 juin derniers. En ligne de mire, son plus bas annuel des 2 125 points des 4 et 6 février.

Quel que soit l’indice américain considéré, la marge de sécurité apparaît désormais nulle. C’est le retour à la case départ… et cela tombe juste à la veille de l’ultime séance du premier semestre 2010. Il risque de s’achever ce mercredi par une perte au moins égale à 5% pour les actions cotées sur le NYSE et le Nasdaq, de 10% à Londres et Tokyo, de 13% à Paris et sur l’Euro-Stoxx 50.

▪ Devant la menace que ferait peser un scénario de rupture des supports, les opérateurs n’ont voulu prendre aucun risque. Ils ont liquidé tous les titres jugés les plus vulnérables depuis la mi-avril… mais un détail nous intrigue : si le CAC 40 enregistre sa deuxième plus forte chute en une seule séance de l’année, les volumes d’échanges apparaissent dérisoires avec à peine quatre milliards d’euros échangés. C’est à peine concevable compte tenu de l’ampleur d’un repli de 4% (à 3 433 points).

Comme à chaque fois que l’ambiance vire au pessimisme intégral, les investisseurs ne tardent pas à remettre sur le tapis les problèmes de solvabilité des banques, à 48 heures du remboursement de 442 milliards d’euros qui leur ont été prêtés par la BCE le 1er juillet 2009. Ils évoquent également les dettes souveraines (les écarts de rendement entre les Bunds et les emprunts grecs ou espagnols ont explosé depuis une semaine), sans oublier des interrogations concernant la croissance globale, symbolisée par l’épée de Damoclès d’une récession en double creux.

C’est la BRI qui a remis de l’huile sur le feu. Elle évoque des risques de rechute de l’économie mondiale dans une nouvelle crise « si les gouvernements ne suspendent pas au plus vite leurs plans de soutien conjoncturels et politiques monétaires laxistes ». En fait, cet avertissement s’adresse en tout premier lieu et presque exclusivement aux Etats-Unis.

▪ La brusque poussée d’aversion au risque survenue ce mardi s’est manifestée sous deux aspects. D’abord par une lourde rechute de l’euro sous les 1,22 $ — jusque vers 1,2150 $. Ensuite par une fuite vers la sécurité avec des T-Bonds US de maturité 2020 dont le rendement reflue sous la barre psychologique des 3% tandis que le rendement des Bunds se rapproche de 2,5%.

Plus spectaculaire encore, l’action Citigroup a dévissé de 15%. Cela a provoqué la première activation des « coupe-circuits » sur une action représentant un enjeu majeur pour la perception du climat boursier à Wall Street.

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile