La Chronique Agora

Crime et bâtiment

"Que s’il est dans cette assemblée quelque ami de César, je lui dis :
Brutus n’aimait pas moins que vous César… mais j’aimais Rome davantage."
— William Shakespeare, Jules César, III, 2. in Xavier Huillard, Mes citations préférées, coll. priv.

Une fois mon téléviseur éteint, et consommée la conviviale cérémonie de la remise des prix, je dois bien me l’avouer : le festival de Cannes, dont je ne manquais pas une seule édition, a cessé de m’inspirer davantage qu’une nonchalante curiosité.

… Quand je pense que chaque année, je m’y rendais en stop avec mon vieux complice Jean-Claude T*** — cinéphile enragé, tout comme moi ! Que nous passions des heures en embuscade, sous les palmiers de l’Eden Roc, le carnet d’autographes à la main !

Trauma originaire
Mais que reste-t-il aujourd’hui des fastes d’antan, de cette joyeuse insouciance, de tout ce bouillonnant talent qui faisaient la vie même du rendez-vous cannois ? Dictes-moy où, n’en quel pays, sont la radieuse Simone Sylva ? L’imposante Jayne Mansfield ? La délicieuse Mlle Gina Lollobrigida, qui jouait si bien aux boules sur la Croisette ?

Je me souviens d’ailleurs que nous l’avions affrontée à la pétanque, Jean-Claude et moi-même. La splendide Italienne faisait équipe avec une compatriote qui ne lui cédait en rien pour les charmes : Mlle Sophia Loren. Je dois à l’honnêteté de préciser que l’angélique tandem nous fit embrasser Fanny (hélas au figuré) en moins de dix minutes. Cette humiliante défaite mit un terme brutal à des manoeuvres de séduction que, dans l’aveuglement de la jeunesse, nous avions crues sur le point d’aboutir. Nous ne doutions pas de notre bonne fortune ; il nous avait semblé que les jeunes beautés écoutaient d’une oreille enthousiaste notre exposé sur la relance budgétaire.

Hélas, la partie terminée, quand on nous eut expliqué le sens exact de l’expression "Dio, che stronzi !", la vérité se fit jour, cruelle. J’oubliai ma déception dès le lendemain ; Jean-Claude, lui, en est resté meurtri à jamais. A partir de ce jour, son ambition ne connut plus de borne ; et c’est une soif inextinguible de revanche sociale qui l’a hissé, depuis lors, vers les hautes fonctions que l’on sait. Le départ récent de son influent n°2 allemand, qui le laisse seul aux commandes de la BCE, consacre sa réussite.

Jean-Claude, le 8 de ce mois-ci, a donné un tour de vis supplémentaire à son taux directeur, insensible aux supplications de tous les ministres européens. On ne manquera pas d’invoquer une inflation préoccupante dans la zone euro ; moi, je me rappellerai les rires capiteux de Mlles Loren et Mangano.

Conseils aux producteurs
… Revenons à l’édition 2006 : comment imaginer un palmarès plus terne ? L’or est accaparé par une sorte de dépressive saga irlandaise. Le Grand Prix du jury consacre la morne méditation d’un Français, où il est question des paysages de Flandres et de gens qui restent debout sans rien dire, dans de grands champs tout vides. Extrait du dossier de presse : "Au fil des saisons, seule, elle attend le retour des soldats et dépérit. L’amour immense qu’il éprouve pour elle le sauvera-t-il ?"

… Il est beau, le cinématographe contemporain ! Et l’on croit que ces choses-là vont se vendre ? A quoi songent donc nos producteurs ? A prendre toujours plus de risques artistiques, voilà à quoi ! Jamais à gagner de l’argent ! Sans se soucier des malheureux spectateurs qui désertent par milliers les salles obscures !

Avec notre riche tradition de comédie française, toute en péripéties désopilantes et en dialogues étincelants, ce ne serait pourtant pas compliqué de nous trousser d’aimables divertissements sur un sujet de société contemporain — je ne sais pas, moi, les homosexuels, ou bien un club de vacances : ça, au moins, ça ferait des entrées ! Ou encore, un beau film d’action, inspiré de l’actualité la plus récente, avec des personnages plus grands que nature ! Et qu’on n’aille pas me dire que les sujets se font rares : c’est à croire, vraiment, que nos scénaristes n’ouvrent jamais le journal.

Parce que moi, je l’ouvre : et j’y ai déniché, parmi cent autres, l’idée d’un film à succès. Je viens d’en adresser le synopsis à plusieurs producteurs éminents : si un sujet comme celui-là ne gagne pas leur enthousiasme, le plébiscite des spectateurs et les plus prestigieuses distinctions, je veux bien ajouter, à ma fabuleuse collection d’autographes (Chelo Alonso ! Rossana Podestà ! Mamie Van Doren !) celui de l’insipide Mlle Tautou.

Panoramique
Pour le titre, je pense à quelque chose comme "Le Code Vinci" : plutôt accrocheur, non ? Il s’agit, on le comprendra vite, de ce sacro-saint code d’honneur qui régit le monde feutré des conseils d’administration français. Car c’est autour d’un drame de l’honneur que va se jouer mon histoire, variation moderne sur le conflit éternel entre devoir et fidélité.

D’abord, quelques éléments de contexte. L’action se passe de nos jours, au sein d’une gigantesque entreprise française, n°1 mondial du BTP, employant quelque 140 000 personnes dans plus de 80 pays, pour un chiffre d’affaires annuel d’une vingtaine de milliards d’euros — il a triplé en l’espace d’une décennie. Cette magnifique société est cotée au premier marché ; son titre a connu, depuis le rebond des Bourses au printemps 2003, une progression spectaculaire (+320% en trois ans).

Comme dans les meilleurs westerns (La Prisonnière du Désert, La Poursuite infernale), mon film s’ouvre sur un panoramique à couper le souffle : nous découvrons un paysage financier à la fois grandiose et vaguement hostile, où l’homme résolu à défendre son ranch ne peut compter que sur sa banque et son six-coups. Oui, cette nature spectaculaire appelle des êtres d’exception : et l’on sent bien que notre histoire n’entend pas rester au ras des pâquerettes — pardon, des parkings.

Or le tonnerre gronde sur cette plaine farouche. La rivière des taux d’intérêt — que l’on passait à gué et où l’on manoeuvrait sans encombre les radeaux de l’investissement — subit depuis peu une crue violente.
Il y a de quoi vous tenir en haleine, non ? Au moins jusqu’à demain, en tout cas…

Aux USA, en Europe, en Asie, la normalisation des taux se poursuit avec une vigueur dont les marchés, semble-t-il, ont pris bonne note. Bernanke à la Fed, comme Jean-Claude à la BCE, continuent d’évoquer de nouvelles hausses ; la BoJ envoie des signaux plus clairs de jour en jour. A ces annonces s’ajoutent des données macroéconomiques certes mitigées, mais qui ont contribué, par leur tiédeur, à établir le consensus : c’est la fin du crédit facile.

Les marchés obligataires s’en ressentent. Les titres d’emprunt à dix ans de l’état nippon viennent ainsi d’accuser une baisse spectaculaire suite aux déclarations du gouverneur de la BoJ, M. Toshihiko Fukui. Le JGB enfonce fr
anchement la zone support des 135,00, qu’il n’avait quasiment pas touchée (sauf en de brèves occasions) depuis 2000. Egisthe l’Analyste est résolument baissier, en tendance, sur l’obligataire nippon.

Même scénario outre-Atlantique, où le T-Note à dix ans franchit la barre des 110,00 à la faveur d’une accélération baissière déclenchée cette année. Il reste un certain potentiel de baisse, mais des supports approchent, idéalement à la fin du premier semestre. Enfin, côté européen, le Bund allemand a bouclé une figure de retournement baissière, une tête-épaules, qu’Egisthe avait mise en évidence dès le mois de mars.

Le rebond a eu lieu en plein sur le potentiel graphique de la figure ; bien que l’existence d’une droite de support puisse soutenir cette reprise, le décompte en Elliott et les indicateurs mathématiques laissent penser que la baisse n’est peut-être pas tout à fait achevée. La baisse sur ces trois marchés implique une hausse symétrique des taux d’intérêt qui rémunèrent les obligations : moins il y a de demande pour un titre, plus l’émetteur doit en augmenter le rendement pour trouver preneur, ce qui revient à emprunter plus cher. Cette mécanique s’étend peu à peu à l’ensemble du crédit, freinant la consommation et l’investissement des entreprises. De quoi porter de rudes coups aux secteurs les plus dépendants du crédit — à commencer par le BTP, où notre entreprise française s’est illustrée.

Champ et contre-champ
… Voilà le décor planté. Mais la terre ne signifierait rien sans les hommes : l’heure est venue de présenter nos deux protagonistes.

En premier lieu, le PDG : appelons-le Antoine. Un homme en pleine force de l’âge (67 ans, une paille pour un patron français), avec son lot de blessures et de triomphes. Je pense à Ventura dans Le Clan des Siciliens. Sans grand diplôme, il s’est formé sur le tas au dur métier de la distribution d’eau, avant d’être propulsé aux plus hautes fonctions par Jean-Marie Messier — ce qui vous campe tout de suite une nature. Roublard et réaliste, il n’a plus d’illusion depuis longtemps : il connaît les hommes, leurs robinets et leurs mallettes.

D’une entreprise, il a fait un colosse, multipliant par 21 le RN en dix ans — et la capitalisation boursière, par 20. (Note : en faire un passionné d’automobile, bricolant les mains dans le cambouis). Au faîte de sa puissance, méprisant le sérail des patrons "grandes écoles" qui le lui rend bien, il se cherche un héritier. Il prend alors sous son aile un petit jeune, qu’il formera lui-même.

Le petit jeune, le voici : appelons-le Xavier. Un chien fou, à peine sorti de l’adolescence (51 ans, une paille pour un patron français). Je pense à Delon dans Mélodie en sous-sol — un titre qui aurait bien convenu à notre histoire. Enfance dorée, parcours sans faute : Polytechnique, Versailles… Esprit brillant, mais déconnecté du réel. Ame pure, mais irrémédiablement idéaliste, arc-boutée sur ses principes ; pas de cambouis sur les mains. (Note : pour illustrer cela, il ne sait pas bricoler).

Dès les premières minutes, deux styles s’affrontent : le Vieux, madré, autocrate, convaincu de sa valeur, méfiant devant la capacité des marchés à tolérer les échelles de temps longues des projets industriels ; son adjoint, tenant pour la démocratie d’entreprise, soucieux de la valeur à l’actionnaire, conscient des nouveaux enjeux de pouvoir qui régissent les conseils d’administration modernes.

… Je la sens bien, cette histoire, cher Journal ; je la sens bien ! En première anecdote, j’imagine un dossier difficile, que le jeune veut résoudre selon les règles du manuel. Le patron suggère une approche plus créative. L’adjoint refuse avec indignation. Le patron le laisse faire à sa guise, le dossier capote : magnanimité du Vieux. (Note : à un moment, la voiture de l’adjoint tombe en panne : c’est le PDG qui répare !)

Ellipse
… Nous retrouvons nos deux personnages principaux un peu plus tard. Le Jeune a mis de l’eau dans son vin ; le Vieux lui apprend le métier, les hommes, la stratégie. Arrive le "coup fumant" des autoroutes ASF. L’action de l’entreprise caracole toujours en bourse. Mais les stock-options du PDG suscitent un commentaire maladroit de l’adjoint ; l’autre le remet à sa place d’un ton cassant. Humiliation du Petit, premières défiances… Par la suite, le Vieux tente de l’amadouer, en révisant à la hausse sa rémunération ; trop tard ("Tu ne m’achèteras pas !", etc.). Le ver est dans le fruit.

Chasseur de primes
La Bourse toussote, les actionnaires frémissent, notre intrigue s’accélère : les critiques du Jeune sur les primes du PDG (173 millions virtuels de stock-options) resurgissent, plus vives. Colère de l’autre ("J’ai fait cette entreprise ! Comment oses-tu me juger ?"), sûr de sa force et de son bon droit. Dilemme du Jeune et premiers doutes : agit-il par sens de la justice, ou bien par pure ambition ? (Note : ici, une scène entre le Jeune et sa fiancée).

Puis c’est la lettre fatale aux membres du conseil d’Administration ("Il a bâti sa fortune sur le dos du groupe… ") — meurtre symbolique qui soulève la fureur du patron. Ce dernier réclame la tête de son adjoint : on est soudain passé de la complicité virile à la haine implacable.

… Je la sens bien, cette histoire, cher Journal ! Je la sens bien !

Bon, je prends ensuite quelques libertés avec les faits, pour plus d’impact. Juste avant le conseil d’administration, les deux ennemis se croisent dans le couloir. Echange de regards et de propos assassins… Soudain, le Vieux confesse qu’il a connu la mère du Jeune, des années plus tôt : et là, coup de théâtre ! "Je suis ton père, Xavier !"… Le conflit intérieur !

Puis le conseil a lieu, haletant, implacable. Malgré la bouleversante révélation, le Jeune tient bon : il regagne l’appui des indécis, l’un après l’autre. L’éviction du Père est votée : une page se tourne. Le Jeune a triomphé — mais, comme dans les meilleurs drames américains (Sur les Quais), il a dû, pour cela, se compromettre. A son tour, il a les mains sales. (Note : le montrer réparant lui-même son moteur). C’en est fini de son innocence.

Epilogue
… Quelle intrigue, bon sang ! Rien qu’à la résumer, j’en ai le frisson. Reste à reprendre en main le développement du groupe. Quelques plans cut nous suggéreront son avenir : la société avait largement misé sur les services aéroportuaires au sol, en acquérant en 2005 le n°1 français France Handling. L’opération ne s’est guère révélée rentable jusqu’à présent. Mais il faut peut-être se fier au flair du vieil Antoine… Qui sait si le jackpot ne tombera pas avec la privatisation prochaine du groupe Aéroports de Paris (dont l’Etat français attend quelque 600 à 800 millions d’euros) ?

Post-scriptum

Je viens de recevoir les réponses des éminents producteurs auxquels j’avais adressé mon synopsis. Je ne suis pas étonné, cher Journal ; mais triste, tout simplement. Je la tiens donc, la preuve que dans ce milieu, comme partout ailleurs en France, mauvaise foi et népotisme règnent en maîtres.
Eh bien, soit. Je suis un homme de parole : j’ai ressorti mon carnet d’autographes, et pris contact avec l’agent de l’insipide Mlle Tautou.

… Mais quand même, sa signature, après celle de l’immense Chelo Alonso ! Quelle pitié ! Grand Dieu, où va le monde, et son cinéma ?

 

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile