La Chronique Agora

Crétinerie sur toute la ligne

Le journal The Independent a mis une photo de George W. Bush et Tony Blair en première page, la semaine dernière. "Sont-ce là les deux seules personnes au monde à penser que la guerre en Irak n’est pas un désastre ?" demandait le titre.

Des chercheurs ont récemment essayé de déterminer à quel point la guerre était une débâcle. Ils se sont concentrés sur le nombre de personnes mortes depuis que le gouvernement de Saddam Hussein a été renversé. Divers chiffres ont été évoqués — avec quelque 300 000 personnes pour la fourchette basse… et près d’un million pour la fourchette haute.

Les estimations de coût sont elles aussi disparates… allant de quelques centaines de milliards… à plus de 1 000 milliards de dollars.

Mais nous vivons dans un monde très très étrange. Peut-on réellement mesurer le succès ou l’échec en termes de vies et d’argent ? L’équipe Bush vise "la domination sur toute la ligne". Qui peut dire que l’occupation d’Irak ne les a pas aidés à l’obtenir ? Et qui peut dire ou savoir ce que le destin a en réserve… ou les desseins qu’ont les cieux… pour nous… pour la guerre… pour le monde ?

Un empire étant un spectacle public plutôt majestueux et important, il engendre beaucoup de gros titres. Tous suivent cependant le même sentier — grimpant la montagne d’un côté, et la redescendant de l’autre. La grande réussite historique de l’équipe Bush a été de trouver une piste leur permettant de franchir rapidement la butte, pour se retrouver sur le chemin de l’auto-destruction.

En politique ou sur les marchés, toutes les folies et les modes suivent un schéma prévisible — du Dow à 900 au Dow à 12 000… du putsch dans un bistrot à la chute de Berlin. Comme la vie elle-même, toutes sont destinées non à la gloire éternelle, mais à la tombe.

La bulle de l’immobilier, comme bon nombre d’autres choses, reste inachevée. Nous avons vu les titres annonçant sa venue ; nous attendons ceux qui annoncent son départ. Sa tombe a été creusée… mais elle est encore vide.

Au 20ème siècle, nous avons aussi vu des choses extraordinaires. La population humaine a commencé le siècle au nombre de 1,6 milliards. Elle l’a terminé en inversant les chiffres, à 6,1 milliards de Terriens.

La production mondiale a elle aussi augmenté, passant de 2 000 milliards de dollars à 39 000 milliards Verrons-nous aussi le renversement de ces tendances, nous demandons-nous ?

Personne ne peut lire les titres de demain dès aujourd’hui. Tout de même, après six siècles de presse à imprimer — et des siècles de manuscrits et de tradition orale avant cela — on pourrait penser que le schéma de base des spectacles publics serait au moins vaguement intégré.

Voyant une série de gros titres — L’Allemagne envahit la Pologne… L’Union des Républiques Socialistes Soviétiques est Née… Le Dow atteint un Sommet Historique… La Chine est le Nouveau "Miracle Economique" — les lecteurs pourraient s’attendre à en voir d’autres prenant la direction opposée. "Pourquoi s’embêter", pourraient-ils se demander ? Les troupes pourraient rester dans leurs baraquements. Les investisseurs pourraient remettre leur argent en banque. Les électeurs pourraient éviter les bureaux de vote. C’est comme s’ils pouvaient déjà connaître la fin du film ; bizarre qu’ils ne quittent pas le cinéma.

Mais ils ne le font pas. L’Histoire continue. Le Sturm und Drang continue de gronder. Pourquoi ? Nous nous tournons vers la logique — non pour une réponse, mais pour un coupable.

Tout homme ayant des enfants adolescents doit se méfier de la logique. Dès qu’un adolescent s’en empare, sa raison semble le quitter… et ne revient plus avant cinq ou six ans au moins. S’il se lance dans la politique, le droit ou l’économie, elle ne reviendra peut-être plus jamais.

"S’il y avait vraiment un Dieu", déclare triomphalement l’adolescent, "Il ne laisserait pas les gens mourir de faim… Il ne permettrait pas à Bush de faire la guerre et de tuer des gens… et Il ne me ferait pas faire des devoirs le vendredi soir."

Nous ne savons pas si Dieu existe ou pas. Mais nous sommes sur Terre depuis assez longtemps pour croire que Dieu peut faire tout ce qu’Il veut… même si cela n’a aucun sens aux yeux d’un garçon de 15 ans.

Nous travaillons sur les marchés depuis assez longtemps pour savoir qu’ils peuvent, à l’instar du Seigneur, faire ce qu’ils veulent — même si cela semble défier nos meilleures théories et nos logiques les plus abouties.

L’esprit logique veut démonter les mécanismes… les examiner… et comprendre comment ils fonctionnent. C’est bien entendu ce qui sépare l’homme des animaux. Les pauvres créatures à quatre pattes ne peuvent prendre un tournevis — elles ne peuvent donc pas démonter une horloge suisse et voir comment les pièces s’emboîtent.

L’homme, par contre, semble incapable de s’en empêcher. Et sa connaissance du monde matériel avance, petit à petit, si bien qu’il peut graduellement profiter d’une "domination sur toute la ligne" dans le monde naturel. A part de minuscules virus, aucune chose vivante ne lui oppose de véritable résistance.

Dans les extrêmes de la gamme, cependant… là où les spectacles publics ont lieu… les notes sont soit si aiguës que l’oreille ne les perçoit pas… soit si graves qu’elles se perdent dans l’espace. Mais l’esprit logique regarde la politique, l’ordre social, l’économie et la finance comme s’il s’agissait d’une horloge rudimentaire. Il imagine aussi qu’il peut prendre les pièces une par une et les étudier. Debout sur ses deux jambes, le monde naturel à ses pieds, il ne peut s’empêcher de penser qu’il peut aussi maîtriser ce monde social…

C’est là qu’il se met dans le pétrin. Il ramasse les pièces, mais voit immédiatement qu’elles ne ressemblent pas aux rouages, ressorts et vis d’une horloge suisse. Au lieu de ça, elles sont pleines de fluides corporels, de bile, d’air… de coeur et de tripes… et de "faits" aussi vagues que des nuages et fuyants que des gouttes de mercure.

Pour illustrer ce point, nous nous tournons vers le monde de l’investissement, mais nous pourrions aussi bien nous tourner vers la politique, la guerre et d’autres royaumes d’imbécillité collective.

Le "scientifique naïf" observe le marché boursier et suppose qu’il doit suivre des schémas. Les prix grimpent… puis baissent. Quand ? Comment ? Pourquoi ? Il étudie la situation et parvient à ses conclusions. Il propose des hypothèses stratégiques : "je n’achèterai que des actions ayant grimpé ces trois derniers mois". Ou "je suivrai le stochastique". Ou encore "j’achèterai le matin et je vendrai le soir". Il se lance donc… investissant rationnellement… jusqu’à ce que son argent ait disparu.

Selon les experts, 90% des investisseurs perdent de l’argent. Nous sommes stupéfait ; nous pensions que le chiffre était plus près des 100%. Pourquoi de telles pertes dans un monde rationnel ? Les marchés ne sont-ils pas fondamentalement logiques ? N’est-ce pas simplement une question de chiffres ?

Sur quelle planète êtes-vous ?

Pour autant qu’on en sache, les marchés sont imprévisibles. Et si quelqu’un avait la preuve du contraire, il n’en dirait rien — parce que dès que les autres investisseurs seront au courant, le secret deviendra inutile. Il ferait aussi bien de distribuer l’adresse d’un bar offrant des boissons gratuites ; l’endroit serait bientôt envahi, et il ne pourrait plus rien y faire.

Contrairement à une horloge suisse, les marchés sont des systèmes infiniment complexes, sans composants distincts, ni même "connaissables". Les pièces d’une horloge… d’une télévision… ou d’un hamburger… sont identifiables et limitées. Mais combien de facteurs différents influencent le marché boursier ? Un nombre infini. Chaque action a son propre univers d’influence… la poussière cosmique entourant ne serait-ce qu’une petite entreprise est étourdissante. Voilà pourquoi même les initiés — les dirigeants et les principaux actionnaires — se trompent souvent sur les performances d’une société sur un période de temps donnée. Et voilà pourquoi la stratégie consistant à suivre les initiés ne marchera probablement pas beaucoup mieux que simplement suivre l’indice.

Les marchés sont un "système chaotique", disent les mathématiciens. En tant que tels, ils répercutent ce qui affecte leurs constituants. Imaginez une horloge suisse marchant plus lentement parce que le coucou est fatigué ! Eh bien, c’est ce que font les marchés… et c’est un sujet d’amusement constant, au sein de la Chronique Agora. Les investisseurs font évoluer les marchés de manière sinueuse, à des moments inopportuns. Une fois que les prix ont été poussés à la hausse par le trop grand intérêt des investisseurs — on peut faire confiance aux investisseurs pour les faire grimper plus encore !

Les systèmes chaotiques sont également soumis à des facteurs en grande partie invisibles, et dont l’impact est totalement imprévisible. C’est ce qu’on appelle "l’effet papillon". Quelque chose d’aussi lointain et insignifiant qu’un battement d’ailes de papillon en Chine pourrait déclencher une réaction en chaîne menant à un ouragan dans le Golfe du Mexique.

Même si l’on était, d’une manière ou d’une autre, en mesure de voir clairement les différents composants du marché… et même si la logique de leur interaction était impeccable… on ne saurait toujours pas ce qui va se passer ensuite, parce qu’on ne pourrait jamais prévoir l’impact de tous les petits insectes ailés du monde financier. C’est l’effondrement d’une obscure banque viennoise — Credit Anstalt — qui a déclenché la Grande dépression aux Etats-Unis. En ce moment même, un papillon-gestionnaire de fonds est sans doute en train de transpirer à grosses gouttes sur une transaction à plusieurs millions de dollars, en espérant qu’elle ne se retourne pas contre lui. Qui sait ce que les conséquences seraient pour le système dans son ensemble, si c’était le cas ?

De même, dans le monde politique, de petites choses peuvent avoir des conséquences énormes et imprévisibles. Lorsque les Américains ont fait pression sur Tchang-kai Chek pour qu’il laisse l’armée de Mao fuir vers la Mandchourie… lorsque les Allemands ont accueilli Lénine avant de l’envoyer en Russie… ou lorsque Ho Chi Minh a décidé de ne pas devenir pâtissier… les résultats ont été considérables.

Nos naïfs scientifiques n’ont bien entendu aucune idée des divers apports, influences et forces sociales affectant le flux de l’Histoire. En examinant les mécanismes, ils trouvent que les diverses pièces sont impossibles à appréhender… ou même à arrêter. Leur seul recours est de simplifier. Qui sait comment le monde islamique réagira aux forces américaines en Irak ? Qui peut dire ce qui se passera si Saddam est renversé ? Qui a une quelconque idée de ce qu’un Irak déstabilisé signifiera pour le futur du Moyen-Orient… ou du monde ?

Aux extrémités de la gamme, on est dans l’obscurité. Personne ne sait rien. Au moins un homme raisonnable saurait-il quoi faire. Il se consacrerait à une partie de l’existence où il pourrait voir ce qu’il fait ; il se concentrerait sur son travail, sa famille et ses intérêts privés.

Mais nous parlons de spectacles publics. Et lors d’un spectacle public, un homme n’a pas recours à ses capacités de raisonnement, mais à la forme de logique la plus gauche. Il réduit des idées complexes et des informations contradictoires à des formes plus simples — des slogans politiques enfantins ou idiots — que les masses peuvent comprendre comme des "raisons". Il lie ensuite ces raisons avec la finesse d’un ouvrier ferroviaire attelant des wagons de marchandises. Une simplification rouillée est connectée à la suivante… jusqu’à ce qu’il arrive où il veut.

Notre homme devient entièrement logique… et complètement déraisonnable.

"Les terroristes veulent notre peau", dit-il comme s’il s’agissait d’un fait. Après une telle déclaration, le fait suivant semble presque sensé. "Nous devons nous défendre", dit-il. "Mieux vaut le faire dans les rues de Bagdad que dans les rues de Baltimore" — un lourd wagon de plus. Bagdad a-t-elle quelque chose à voir avec le terrorisme ? Non, mais ça suffira pour le gouvernement, comme on dit. Et il finit donc par atteindre Bagdad et se mettre dans un tel pétrin que les journaux se moquent de lui.

Pendant ce temps, sur les marchés financiers, l’incertitude et l’imprévisibilité sont si grandes que d’éminents professeurs ont élaboré une simplification sténographique appelée Hypothèse des Marchés Efficients (HME) pour les comprendre. Selon l’HME, les prix fixés par le marché sont si "parfaits" que vous perdez votre temps en essayant de les doubler. Ainsi, les cours reflètent toutes les informations connues et le jugement collectif de tous les participants sur le marché. Vous feriez mieux d’acheter un fonds indiciel, déclarent les experts de l’HME.

Cette hypothèse est absurde. Les prix ne sont pas du tout parfaits… ils sont faux la majeure partie du temps… et prennent des directions changeantes — d’abord trop chères, puis trop bon marché. Mais l’HME est une fraude utile ; elle rappelle aux investisseurs combien il est difficile de battre le marché dans son ensemble, et combien il est peu probable qu’ils le comprennent un jour.

Il faudrait développer quelque chose de similaire pour la politique, selon nous. Le monde n’est pas parfait. Mais c’est le reflet du jugement des gens de la planète — développé, élaboré et évolué au cours de milliers d’années d’expérience. Si un pays comme l’Irak a à sa tête un dictateur que nous n’approuvons pas, il serait bon de pouvoir se référer à l’Hypothèse du Monde Parfait, simplement pour vous rappeler que "Ce Qui Est" l’est pour une raison… que nous ne pouvons pas nécessairement connaître. Nous savons peut-être remplacer Ce Qui Est avec Ce-Qui-Devrait-Etre-Selon-Nous… mais nous devrions au moins y réfléchir à deux fois.

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