La Chronique Agora

Comment Charles Munger vit sauter la banque du casino de Basicland

 

▪ Nous adorons les paraboles… et les rédacteurs de la Chronique Agora forment une vraie équipe. Si vous n’en étiez pas tout à fait convaincu, en voici la preuve.

Bill Bonner évoquait jeudi un conte moderne écrit par Charles Munger, le discret bras droit de Warren Buffett, et publié par Slate Magazine. Bill n’était pas parvenu à aller au bout de sa lecture suite à un de ces soucis temporaires dont Internet a le secret… Mais quelques heures plus tard, le lien était réparé et je peux reprendre le flambeau — enfin plutôt le clavier… mais l’expression est moins glorieuse — et vous conter la fin de l’histoire.

Juste un petit résumé de l’épisode précédent avant d’aborder la partie la plus picaresque de cette fable moderne. Les Européens découvrirent il y a quatre siècles, par-delà l’océan Atlantique, une île sauvage et pourvue de toutes les richesses naturelles et biologiques dont une civilisation entreprenante puisse rêver — à l’exception du pétrole et du gaz naturel… un détail qui a son importance.

Instruites de leurs erreurs passées, les populations européennes qui décidèrent de s’établir sur cette île, dénommée Basicland, instituèrent un gouvernement démocratique. Il était garant de la propriété privée et de la sécurité des citoyens, et encourageait les initiatives individuelles et l’épargne. De vertueux principes qui permirent au Nouveau Monde, devenu étonnamment prospère, de se doter d’une monnaie solide et d’une réputation de partenaire commercial fiable.

Avec l’augmentation de la richesse vinrent le confort puis l’oisiveté. De nombreux citoyens de Basicland commencèrent à fréquenter assidûment les casinos pour meubler leurs heures perdues… mais comme par enchantement — et comme le temps c’est de l’argent — ils se mirent à gagner des fortunes, au lieu de les perdre comme sur le Vieux Continent. Cela grâce à des martingales basées sur des produits dérivés qui permettent de jouer au poker des sommes bien plus considérables que celles que l’on a en poche.

Vous supposez un peu hâtivement que les casinos n’allaient pas tarder à faire faillite à ce régime-là… Mais ce serait oublier qu’il est possible de fabriquer des jetons pratiquement à l’infini ; ils conservent une valeur théorique tant que l’ensemble des joueurs ne passe pas d’un seul coup à la caisse pour les transformer en espèces sonnantes et trébuchantes.

Tant de joueurs étaient devenus virtuellement si riches qu’ils ne pouvaient pas ramener cette fortune chez eux… alors autant laisser leurs piles de jetons dans un coffre à leur nom sur place pour revenir tenter leur chance au black-jack le lendemain.

▪ Les citoyens de Basicland réalisèrent bien vite que l’on s’enrichissait bien plus vite en misant son argent grâce aux dérivés dans le casino-miracle qu’en produisant quelque chose dont les gens ont besoin. Il ne fallut pas attendre très longtemps avant que les casinos pèsent 25% du PIB de l’île… et les croupiers, grassement rémunérés pour leurs étranges services de pourvoyeurs de fonds sur les tables de poker, engrangeaient pas moins de 22% de la richesse produite chaque année par l’ensemble des salariés du pays !

Alors que les exportations de biens et services représentaient 25% du PIB avant que les casinos ne se mettent à pulluler sur Basicland, ce chiffre chuta à 10%. Les importations de pétrole — dont les joueurs étaient gros consommateurs pour se rendre en grosses berlines ou 4×4 au casino — finirent par représenter 35% du PIB.

La réputation financière de Basicland commença à se gâter lorsque certains joueurs proposèrent de régler leur plein en jetons de casino. Il y avait peut-être déjà trop de queue pour faire le change : ça irait plus vite en réglant le pompiste par ce moyen… Cela ne devait pas poser de problèmes puisque ce dernier avait toutes les chances d’être lui aussi atteint par le virus du poker qui gagne à tous les coups.

Mais certains sceptiques commencèrent à s’interroger sur le fonctionnement de ce casino où il se jouait 100 fois les sommes en cash ultérieurement converties en jetons.

Comme l’écrivait John Maynard Keynes, « quand le développement d’un pays repose sur des opérations de type casino, la banqueroute n’est jamais très loin »… et c’est exactement ce qui est advenu. Basicland a joué son destin à quitte ou centuple… et a tout perdu.

Fin du récit de Charles Munger.

▪ Nous n’avons aucun mal à reprendre le fil de cette histoire pour le dérouler jusqu’à aujourd’hui. Les choses ont mal tourné lorsque les joueurs les plus avisés ont commencé à se faire payer leurs gains en espèces sonnantes et trébuchantes au milieu de l’été 2007. C’est à ce moment que le marché interbancaire s’est littéralement figé comme la banquise : les liquidités se sont transformées en glace bleue. On ne parvenait plus à en extraire quelques maigres éclats qu’à grands coups de hache.

Et c’est ainsi que l’on vit se former à l’automne 2008 devant les agences de grandes banques-casinos britanniques des files d’attente telles que l’on n’en avait plus observées depuis 1929.

Pour rassurer la population, le gouvernement de Gordon Brown, avec l’appui d’Alistair Darling, s’empressa de racheter les établissements en question. Après avoir refait les peintures et changé quelques ampoules pour rendre l’éclairage plus intime, il fit inscrire : « changement de propriétaire, les tables de jeu restent ouvertes ».

Dix-huit mois plus tard, les casinos copieusement réalimentés en jetons tout neufs semblent fonctionner comme avant. De nombreux joueurs ont repris leur partie de poker et les piles de jetons qui s’entassent sur le tapis vert sont plus hautes que jamais (surtout chez « JP Goldman »).

La tentation redevient très forte de passer à la caisse pour transformer ses jetons en quelque chose de plus tangible. Les soudains accès de faiblesse des marchés depuis le 11 janvier trahissent l’appel d’air créé par ceux qui désertent le casino.

▪ C’est ainsi que la séance de jeudi s’est très mal terminée en Europe… Coup de théâtre, toutefois : Wall Street, qui avait rouvert en repli de 1,5%, n’affichait au final que 0,2% de baisse pour le S&P 500 — ou -0,08% s’agissant du Nasdaq.

Quelqu’un a dû annoncer au micro que des jetons allaient être distribués gratuitement aux clients les plus fidèles !

Le scénario était diamétralement opposé en Europe quelques heures auparavant. La consolidation initiale de -0,5% s’est transformée en violente correction après la publication à 14h30 de deux statistiques américaines jugées décevantes. On a notamment annoncé une hausse de 22 000 demandeurs d’emploi la semaine précédente aux Etats-Unis, ce qui porte le total à près de 500 000, après quatre semaines consécutives de dégradation.

Les commandes de biens durables ont reculé de 0,6% en janvier, hors secteur aéronautique. Le consommateur américain cherche par tous les moyens à réduire ses grosses dépenses.

Le CAC 40, qui dérapait brusquement sous les 3 700 points, a bien refermé dès 14h45 le gap des 3 669 points du 16 février dernier… mais il ne s’est pas arrête là. Il a rapidement perdu 2%, plombé par la rechute de Total et Technip puis, de proche en proche, celle de GDF Suez et EDF tandis que le baril de pétrole dévissait de 3,7%, à 77 $ sur le NYMEX.

Sans surprise, le dollar a battu de nouveaux records annuels face à l’euro (à 1,3475) avant de céder un peu de terrain (1,355) en début de soirée.

Mais qu’il s’agisse de l’euro ou du dollar, ce ne sont pas les meilleurs choix possibles pour qui s’apprête à changer ses jetons avant de déserter le casino. Une fois ressortis les poches pleines de papier-monnaie, les joueurs les plus avisés s’empressent de les convertir en actifs aurifères.

Charles Munger n’aurait pas désavoué un tel épilogue…

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