La Chronique Agora

C'est le moment de refermer le grand roman de l'été…

** Notre chronique de lundi s’attachait à démontrer l’ampleur de la décorrélation entre l’évolution des cours de bourses, le flux des nouvelles économiques au quotidien et les extrapolations conjoncturelles. Le constat n’est pas révolutionnaire ; les opérateurs se retranchent derrière l’argument d’une vocation naturelle des marchés à anticiper.
 
Et je m’interroge encore au sujet de ce que les investisseurs archi-haussiers anticipaient début octobre 2007 : on parlait de 2,5% de croissance aux Etats-Unis alors que le marché interbancaire était moribond et que les pertes sur les CDS et autres dérivés de crédit se chiffraient en centaines de milliards de dollars. Idem au début de l’été 2008 : le baril de pétrole tutoyait les 150 $ alors que la demande mondiale était en chute libre et la récession largement avancée (depuis deux trimestres).
 
La même question se pose depuis le milieu de l’été. En effet, les indices boursiers occidentaux viennent d’enregistrer la plus forte hausse de leur histoire sur une période de cinq mois. Pourtant, les "bourgeons de croissance" ne proviennent pour l’essentiel que d’un phénomène mécanique de restockage et de programmes de soutien artificiel à l’industrie automobile ou au bâtiment. Or ces programmes creusent symétriquement les déficits publics et portent les déséquilibres budgétaires à des niveaux inconnus depuis l’après-Deuxième Guerre mondiale.

Voir Wall Street — le baromètre de la santé économique d’un pays devenu le premier débiteur de la planète — bondir de 50% en moins de six mois est franchement étourdissant. Parce qu’il a toujours fallu attendre 12 à 15 mois pour parvenir à une telle performance, après des épisodes de récession bien moins sévères tandis que les bases conjoncturelles étaient beaucoup plus saines en 1993 et 2003.
 
Mais il y a plus troublant… Les places européennes, censées bénéficier avec retard d’un hypothétique rebond économique aux Etats-Unis, battent les indices américains à plate couture depuis la mi-juillet. Et ce alors que les dépenses des ménages se contractent : la masse du crédit à la consommation chute de pratiquement 20% en un an et de 10% cette année.
 
Où se situe donc le moteur de la miraculeuse reprise dont la presse économique se fait l’écho ? Nous ne trouvons pas sa trace dans les chiffres relatifs aux investissements des entreprises : deux tiers des sommes empruntées aux banques servent en réalité à financer des plans de restructuration. Il n’est pas plus dans la demande mondiale de matières premières : les achats frénétiques de métaux et d’énergie chinois évoqués dans les salles de marché reposent-ils sur des faits avérés ? Faut-il alors le trouver dans l’indice Baltic du transport maritime, qui traduit des affrètements réels (et non des achats à terme de droit à déplacer des marchandises à travers les océans) ?
 
** De même, nous continuons de rechercher, à travers les statistiques relatives aux volumes d’échanges boursiers, la preuve que les acheteurs se ruent sur les actions… mais en vain. Plus les cours montent, plus les volumes, en quotidien comme en hebdomadaire, se contractent !
 
Il y a bien quelques pics d’activité sporadiques lorsque le franchissement d’une forte résistance technique engendre le déclenchement de stops — il ne s’agit en aucun cas d’achats de conviction, mais de paris très court terme sur un potentiel de plus-values)… Mais au bout de 48 heures, l’activité retombe encore plus bas qu’avant la dernière envolée. Souvenez-vous par exemple des deux milliards d’euros traités à Paris le lundi 31 août alors que la fin du mois boursier et le retour des gérants étaient supposés alimenter un flux d’arbitrages conséquent.
 
** L’une des explications possibles serait qu’un nombre d’opérateurs extrêmement réduit se soit mis d’accord pour tirer les cours. Ce serait un peu comme deux ou trois enchérisseurs dans une salle de vente remplie de spectateurs sans le sou assistant passivement à la manoeuvre, et qui se revendraient les uns aux autres quelques toiles à des prix toujours plus astronomiques.
 
Chacun repart en fait avec le même nombre de tableaux qu’à l’arrivée (ce ne sont simplement pas les mêmes)… et sans avoir investi un euro de plus puisque toutes les transactions se compensent financièrement. Cela ne coûte que les frais de commissaire-priseur, lequel a la joie d’annoncer que le marché de l’art est en plein boom, comme le prix record des Modigliani et des Mondrian le prouve… car "tout est dans le cours", n’est-ce pas ?
 
Les mêmes protagonistes n’ont plus qu’à recommencer à la prochaine vente aux enchères : les prix explosent encore un peu plus… et chacun peut récupérer son tableau fétiche, sans bourse déliée, devant une salle médusée et qui se retient d’applaudir cette valse des millions d’euros.
 
La pyramide des prix s’effondre dès que d’autres collectionneurs, alertés par des articles de presse trop uniformément optimistes et appâtés par les gains virtuels qu’ils se sont jusque-là abstenus de matérialiser (il faut toujours suivre la tendance, n’est-ce pas ?) finissent par se dire que l’occasion de vendre est trop belle.
 
Lorsqu’ils inscrivent enfin leurs oeuvres sur le catalogue des ventes, il n’y a aucun acheteur prêt à payer le dixième du prix de la dernière enchère… D’ailleurs, de vrais acheteurs, il n’y en avait dès le départ pratiquement aucun — ensuite, plus personne ne pouvait suivre !
 
Mais l’allégorie des fausses enchères n’est que pure spéculation intellectuelle, vous l’aviez deviné. Il nous faut revenir à la réalité des marchés… qui pour une fois s’avère moins souriante qu’à l’accoutumée — nous avions pris l’habitude de voir la vie en vert depuis la mi-juillet.
 
** L’été a été en forme de "tempête de ciel bleu" sur les marchés : 16% gagnés en deux mois. Mais la première séance de septembre a des relents de perturbations orageuses avec une perte voisine de 2% à Paris (-2,5% à Francfort, -2,15% pour l’Euro-Stoxx 50).
 
C’est surtout la première entame de mois négative depuis mars dernier. Le plongeon d’hier (-100 points par rapport à l’ouverture) est difficile à relier à un élément d’actualité qui pourrait apparaître comme incontestablement négatif.
 
Les chiffres du jour recelaient en effet davantage de bonnes surprises que de mauvaises. Les opérateurs semblaient afficher en début de journée un niveau de confiance optimal après la petite pause baissière de la veille.

Ils avaient de quoi se rassurer avec les promesses de ventes dans le secteur immobilier : elles ont enregistré un sixième mois consécutif de hausse en juillet, grâce notamment au crédit d’impôt. Mieux, l’activité dans le secteur manufacturier a augmenté plus que prévu en août aux Etats-Unis, selon l’indice ISM manufacturier.

Les dépenses de construction américaines ont en revanche diminué de 0,2% au mois de juillet… conformément aux attentes des économistes : ce n’est donc pas un sujet de contrariété.
 
Par ailleurs, l’indice PMI manufacturier publié pour la Zone euro a progressé au mois d’août : +2 points environ à 48,2. C’est une légère hausse par rapport à l’estimation flash du 21 août. Alors que les cours ont dévissé dans des proportions tout à fait inattendues aux cours des 90 dernières minutes, les commentateurs (qui n’avaient rien vu venir) dégainent un argument qui constitue un grand classique : c’est le phénomène de "fait accompli" qui aurait joué.
 
Curieusement, ils ne l’invoquent pas au sujet des trois derniers discours strictement identiques de Ben Bernanke, divulgués à l’issue des trois dernières réunions de politique monétaire de la Fed cet été. Ils ont été salués la première fois par une baisse de 2% de Wall Street… et les deux fois suivantes par des envolées — pour le moins exubérantes — de 2,5% à 3% !

** La presse américaine se montre par ailleurs peu intriguée par la montée en puissance des ventes des insiders (chefs d’entreprises cotées, cadres de haut niveau, gros actionnaires historiques) au cours des dernières semaines.

Elles atteignaient un rythme record fin août… alors même que leur discours destiné au grand public, impeccablement standardisé et récité comme un mantra, assène sans relâche l’affirmation selon laquelle "le pire de la crise est révolu, la reprise est à portée de main".

En résumé, cela s’apparente à un "achetez, achetez braves gens, ayez foi en l’avenir… mais dans l’immédiat les faux espoirs, on vous les laisse, les vraies plus-values, ont se les prend !"

Encore un bel exemple de décorrélation — et nous vous en tenons quelques-uns tout aussi édifiants bien au chaud pour les prochaines Chroniques…

Philippe Béchade,
Paris

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