La Chronique Agora

Boeuf et essence au pays des pampas

▪ « Je croyais que c’était une station essence », râla notre ami argentin, un peu vexé. « J’ai oublié que c’était une station argentine ».

Cinq camions-citernes étaient garés face à la station YFP juste à la sortie de Tucuman. Cela se passait la semaine dernière. J’étais avec un groupe d’amis et nous ne faisions que traverser la province, sur le chemin de Salta. Des voitures, des camionnettes et des motos de toutes sortes faisaient la queue au coin de la rue. La file n’avançait guère.

« No hay nafta« , nous expliqua le pompiste. « No hay nafta hoy« .

Nous étions interloqués : pourquoi diable n’y aurait-il pas d’essence dans une station service ? Quel genre d’entreprise était-ce donc là ? Clairement, il y avait de la demande : elle faisait presque tout le tour du pâté de maison. Et puisque les camions-citernes n’ont généralement pas l’habitude de s’arrêter aux stations-service à moins d’avoir de la marchandise à décharger, nous avons supposé que les cinq camions garés là avaient ce que tout le monde était venu chercher.

« Cette situation est typique », nous expliqua notre ami. « Ils ne vendront pas d’essence aujourd’hui parce qu’ils savent que le prix augmentera demain ou après-demain. Ils gardent leurs stocks jusqu’à ce qu’ils puissent en obtenir un meilleur prix ».

« Comment savent-ils que le prix augmentera demain ou après-demain ? » demandai-je. Notre ami leva les yeux au ciel. « Ils connaissent des gens qui connaissent des gens. Voilà comment ça marche. Toutes ces industries sont pareilles. Elles sont dirigées par des escrocs et des truands. Dites-moi, pourquoi avez-vous voulu revenir ici ? »

« Eh bien, j’aime le vin et le steak »… ai-je commencé.

« Et nous y voilà. Les mêmes problèmes. Par exemple, l’industrie du boeuf ici est très lourdement taxée et régulée. Le gouvernement affirme qu’il veut maintenir le prix de la viande bas pour la consommation intérieure c’est pourquoi il taxe les exportations pour décourager les éleveurs de vendre leurs produits à l’étranger. Nous les Argentins aimons notre bife de chorizo, comme vous l’avez sans doute remarqué. [Oui nous l’avons remarqué.] Quoi qu’il en soit, ces politiques sont supposées être toutes mises en oeuvre pour aider les pauvres, le ‘petit peuple’. Et vous savez comment cela finit généralement »…

« Ici en Argentine, nous possédons l’une des meilleures viande de boeuf au monde. L’industrie devrait croître, en tête des exportations. Il y a plein d’entrepreneurs qualifiés qui pourraient la diriger. Au lieu de cela, ils sont entravés par toutes ces règles ridicules. Bien évidemment, les producteurs ont vite compris que, avec des taxes à l’exportation aussi lourdes, ils étaient incapables de faire les mêmes bénéfices qu’auparavant. Le gouvernement a beaucoup réduit leur motivation par le profit. Par conséquent, les éleveurs ont réduit leur production. La terre qui était auparavant utilisée pour élever du bétail a été convertie à la culture du soja. A présent l’Uruguay et même le Paraguay nous dépassent ».

« Et ce n’est pas tout : à présent que l’offre a baissé, à présent que la capacité de production a été réduite, le prix de la viande augmente à nouveau localement. Comme d’habitude, c’est le petit peuple, celui que le gouvernement voulait soit-disant aider, qui finit par payer plus ».

▪ Notre ami n’exagère pas lorsqu’il évoque l’amour des Argentins pour le boeuf — ni lorsqu’il évoque l’amour de leur gouvernement pour les règles stupides et les régulations peu judicieuses. Avec une consommation de près de 63 kg par personne et par an, les Argentins sont, après l’Uruguay, champions de l’asado (une sorte de barbecue). En effet, les Argentins sont de grands amateurs de viande depuis que les bovins ont été introduits pour la première fois dans le pays en 1536 par les Conquistadors espagnols. Les troupeaux se sont multipliés rapidement à travers les vastes pampas fertiles ; l’introduction du réseau ferroviaire national — et, en particulier, l’invention des transports réfrigérés — a aidé à alimenter le marché de l’exportation en pleine croissance. L’industrie bovine argentine a connu un formidable essor.

Mais avant que les gouvernements puissent aggraver les mauvaises situations, ils devaient d’abord s’atteler à gâcher les meilleures situations, c’est-à-dire les industries les plus productives et prometteuses. En 2006, après des tentatives infructueuses pour maîtriser les prix en hausse de leur meilleure exportation (oui, vous avez bien lu), l’administration Kirchner a institué un embargo total sur toutes les exportations de boeuf pendant 180 jours. Ceci a été suivi par des quotas, des limitations et toute une série de dégâts et d’inepties auxquelles on peut s’attendre de la part de représentants désignés qui croient connaître le prix d’une marchandise — quelle qu’elle soit — mieux que ceux qui l’achètent et la vendent.

Conséquence : les exportations de viande de boeuf se sont effondrées. De juillet 2010 à janvier 2011, elles ont chuté de 63% en glissement annuel. Selon la CICCRA, la chambre d’industrie et du commerce de la viande, les politiques gouvernementales coûtent à l’Argentine près de 4 600 petits producteurs et plus de 3 500 emplois et « ont condamné tous les consommateurs à payer la viande de boeuf près du double par rapport à l’année précédente et à réduire la consommation par tête aux niveaux de 2001-02 ».

Entre-temps, le Paraguay, ce minuscule pays situé au nord de l’Argentine et qui compte moins d’un sixième de la population que son voisin au sud, cartonne. Après avoir engrangé une incroyable croissance de son PIB de 14% l’année dernière, le Paraguay a démarré 2011 en devançant, pour la première fois, les exportations totales bovines argentines pour le mois de janvier. Même si on s’attend à ce que ce taux de croissance ralentisse cette année, la perspective pour les secteurs agricoles clés du pays — dont ses deux principales exportations : le soja et le boeuf — restent fortes.

Après avoir patienté quelques minutes supplémentaires, nous avons décidé de tenter une autre station-service au bout de la rue, une qui était ouverte et vendait effectivement de l’essence.
« Il y a beaucoup de problèmes ici, Joel », continua mon camarade. « Ce pays est dirigé par des escrocs. L’industrie bovine n’en est qu’un exemple ».

Je n’ai pas pu me résoudre à aborder le sujet du vin…

 
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