La Chronique Agora

Bérézina ? Voyons… c’est bien un comté du sud de la Californie ?

** La séance du 14 juillet pouvait-elle se conclure par un feu d’artifice à la hausse d’une ampleur équivalente à la capitulation des cours observée le vendredi 11 juillet ? La bourse de Paris a réussi à entretenir ce fol espoir jusqu’à deux heures de la clôture : le CAC 40 avait en effet repris 2,15% sur les 3,15% perdus vendredi. Mais la belle mécanique haussière s’est enrayée dès 15h30 avec une ouverture beaucoup moins flamboyante que prévu à Wall Street.

L’avance du CAC 40 a fondu de moitié en 90 minutes alors que les indices américains (+1,2% à l’ouverture) basculaient rapidement en zone rouge. Le S&P 500 a abandonné 0,9% en clôture et le Nasdaq 1,2% dans le sillage de Yahoo! qui a chuté de 4,2% après le rejet d’une nouvelle offre de Microsoft.

Les places européennes ont démontré un sens de l’anticipation relativement affûté en rechutant au contact de leurs plus bas niveaux du jour au cours des derniers échanges — le CAC 40 affichant un modeste +1% à 4 140 points. Le champ de mines des subprime est loin d’être neutralisé par les dernières mesures destinées à faciliter l’accès des organismes de crédit aux guichets de financement de la Fed.

** Faute de pouvoir identifier toutes les munitions enterrées dans les paradis fiscaux — où sont immatriculés un grand nombre de hedge funds et de SIV — et de désactiver les détonateurs éventuellement accessibles sur le territoire américain, la Fed se contente de parachuter des combinaisons anti-blast aux institutions financières qui tentent de se frayer un chemin vers la sortie.

Il y a certes un mieux, car le matelas de liquidités proposé stoppe assez efficacement les éclats les plus dangereux en cas d’explosion de bulles de dérivés de crédit dans un périmètre rapproché… Cependant, les effets de souffle demeurent dévastateurs et ceux qui en sont victimes se retrouvent K.-O.

Cela vaut mieux qu’une mort instantanée mais, dans un premier temps, les établissements malchanceux sont déclarés « out » pour toute la durée de leur hospitalisation — pendant la durée de leur mise sous contrôle par les autorités de tutelle — et ne participent plus à la manoeuvre, c’est-à-dire à la fluidité du marché du crédit.

Dernier exemple en date, la banque californienne IndyMac (32 milliards de dollars d’actifs sous gestion) a été placée vendredi soir sous la protection de la Fed de San Francisco et du tribunal fédéral. Ce placement entérine la plus grosse faillite bancaire jamais observée aux Etats-Unis depuis 1984 et les premiers déboires des caisses d’épargne du Middle West à l’entame des années 90.

** Dans un tel contexte, rien n’est plus contagieux que les rumeurs de faillite qui déferlent en cascade depuis jeudi dernier. Hier, Wall Street a été clairement déstabilisé dès les premiers échanges par les attaques spéculatives dont furent victimes trois banques régionales : Washington Mutual (-35%), First Horizon (-25% et qui compte la Barclays parmi ses principaux actionnaires) et National City — basée à Cleveland, un bassin industriel et une zone immobilière totalement sinistrés — qui s’est effondré de 27,60%.

Remarquez que la banqueroute d’IndyMac est passée presque aussi inaperçue que les deux milliards de dollars perdus sur les marchés obligataires par la Société Générale le jour où l’affaire Kerviel fut révélée. Les opérateurs n’avaient en effet d’yeux et d’oreilles que pour les rumeurs de défaut de Freddie Mac et Fannie Mae. La SEC, supposant la malveillance de ces rumeurs, a ouvert une enquête officielle pour soupçon de manipulation de cours.

Henry Paulson a beau réaffirmer que Freddie Mac et Fannie Mae (qui rechute de 4,8%, sous la barre symbolique des 10 $) sont suffisamment capitalisés et demeureront des établissements privés, le plan de sauvetage annoncé ce week-end peine à convaincre Wall Street !

** La cause de ce scepticisme est tout entière contenue dans les termes employés : « plan de sauvetage ». Nous sommes convaincus que le capitaine, les officiers et l’ingénieur en chef du Titanic avaient également un plan lorsque sont apparues les premières voies d’eau : à la différence de la Californie, privée de courant par les malversations d’Enron en 2000 et 2001, les lumières restèrent allumées jusqu’à l’engloutissement complet du navire.

Napoléon avait un plan, lui aussi, lorsque sonna l’heure de la retraite de Russie après l’incendie et le pillage de Moscou : regagner les villes « amies » (récemment conquises) de Minsk, Smolensk et Vilnius et tenter de pactiser avec les alliés les plus tièdes du tsar. Les généraux de ce dernier avaient été vaincus lors de chacune des confrontations survenues durant l’été, le tsar Alexandre n’avait rien de glorieux à offrir à ses soutiens baltes et géorgiens.

Ce que Napoléon n’avait pu prévoir, c’est que l’offensive de l’hiver serait bien plus précoce dans les plaines de la Biélorussie que la contre-attaque de Wittgenstein et Koutousov. La vague de froid qui survint à l’automne 1812 avait pratiquement un mois d’avance sur les normales saisonnières et 500 millimètres de neige tombés en novembre firent rapidement beaucoup plus de dégâts que 500 canons ennemis.

Parvenu devant la rivière Bérézina avec le gros de son armée et confronté au blocage de certains ponts (notamment celui de Borisov par le général Tchitchagov), Napoléon ordonna à ses ingénieurs la construction de deux ponts en aval en seulement trois jours. Il put ainsi évacuer dans les temps une majorité de troupes valides et même remporter une grande victoire tactique ainsi que quelques succès militaires supplémentaires dans le cadre d’escarmouches avec les Russes.

Mais le froid et des routes transformées en bourbiers empêchèrent Napoléon de récupérer une bonne partie du matériel lourd (les canons et les chariots d’approvisionnement), lesquels demeurèrent sur la rive est de la Bérézina… avec 45 000 soldats français et alliés, épuisés par le froid et décimés par la maladie.

Napoléon remporta donc la bataille de la Bérézina… mais il se retrouva sans artillerie, sans ravitaillement et avec le poids moral de 100 000 hommes perdus en quelques semaines d’intempéries, plus 50 000 supplémentaires en quelques jours (du 26 au 28 novembre 1812). La Grande Armée fut vaincue sans avoir subi une seule défaite au sens militaire du terme et sans même avoir été contrainte de hisser le drapeau blanc.

Nous avons le sentiment que les généraux Ben Bernanke et Henry Paulson se retrouvent à leur tour acculés, mais pas vaincus, sur les rives de la Bérézina : ils tentent de faire manoeuvrer en bon ordre la Grande Armée des créances hypothécaires avec ses deux principales divisions d’infanterie dénommées Freddie Mac et Fannie Mae.

Mais les deux institutions parapubliques sont décimées par les défauts de paiement, harcelées par les spéculateurs, épuisées par le gel façon banquise des dérivés de crédit — ils sont rentrés dans un hiver de type polaire qui promet d’être long.

Le terme de banqueroute ne saurait être, tout du moins techniquement, appliqué au cas de figure qui nous occupe : les guichets de la Fed lui sont grand ouverts… mais encore aurait-il fallu pouvoir les atteindre à temps !

Freddie Mac et Fannie Mae se retrouvent sans possibilité de se procurer des liquidités sur le marché, sans nourriture, sans munitions, tandis que que leurs partenaires et alliées — les banques régionales — menacent de faire faillite les unes après les autres. Dans de telles conditions, nous sommes tenté de considérer que Freddie Mac et Fannie Mae, bien que conservant l’entière confiance de la Fed et de la Maison Blanche qui leur promettent des renforts qui n’arriveront jamais, sont en train de nous proposer un remake hollywoodien de la Bérézina.

IndyMac, c’était déjà une belle tranche de Californie… alors imaginez le même spectacle public à l’échelle des Etats-Unis, avec en guise de générique de fin, la phrase suivante : la vieille garde est ruinée mais elle ne s’en rend pas compte !

Philippe Béchade,
Paris

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