La Chronique Agora

Avidité et asymétrie

** La pluie tombe sur les riches comme sur les pauvres. C’est symétrique. Mais une fois la pluie tombée, les riches en reçoivent un bien plus large part que les pauvres. C’est asymétrique. En fait, certains riches détournent autant d’eau que possible vers leurs réservoirs personnels… même s’ils en ont déjà bien plus que nécessaire. C’est de l’avidité.

– Et il y a les riches qui vident les puits de leurs voisins et de leurs clients pour arroser leurs cours de golf. C’est le secteur financier.

– L’avidité est l’une des raisons pour lesquelles les actions des sociétés de courtage peuvent constituer des placements dangereux, aux niveaux de valorisation actuels.

– Il n’existe pas de lien systématique entre l’avidité et de mauvaises performances sur les marchés boursiers. Ceci dit, des choses plutôt désagréables semblent arriver aux actionnaires ordinaires des sociétés gérées par des dirigeants trop avides. Des noms comme Enron, Tyco et Worldcom me viennent à l’esprit.

– Dans ce contexte, des noms comme Merrill Lynch et Morgan Stanley ne viennent pas encore à l’esprit. Mais les grandes sociétés de courtage de Wall Street frôlent dangereusement les récifs d’une avidité excessive. Et bien entendu, cela met en péril les actionnaires, parce que cela gaspille des capitaux qui pourraient être employés à financer des activités productives, ou à fournir un filet de sécurité contre de futurs problèmes inattendus. 

– Tant que les marchés financiers restent robustes, cependant, personne ne se souciera du nombre de milliards de dollars clapotant dans les comptes bancaires pleins à ras bord de l’élite des traders et des initiés de la finance. Mais les marchés financiers ne sont pas toujours robustes. Citigroup, qui distribue aujourd’hui des milliards de dollars à ses meilleurs employés, était autrefois Citibank, qui frôlait la faillite au début des années 90.

– Les valeurs du secteur bancaire et financier sont déjà assez risquées, à cause des risques constants de chute des marchés financiers, de hausse des taux d’intérêt et d’explosion des produits dérivés. Les équipes de dirigeants "avares" ne diminuent pas ces risques.

– Les propriétaires de valeurs de courtage feraient donc bien de se rappeler que la finance est toujours affaire d’argent. Le but du jeu, c’est de gagner autant d’argent qu’il est humainement possible, de toutes les manières légalement défendables. La finance, ce n’est pas affaire de charité, d’altruisme ou "du bien commun". La finance, c’est la survie du plus fort — les "plus forts" étant ceux qui réussissent à se glisser dans des postes si surpayés que ça en devient obscène. Ces alpha-banquiers et ces top traders méritent-ils leurs millions ? Oui, au sens le plus fondamental… comme le grand requin blanc mérite un phoque plus lent que les autres… comme un faucon mérite un petit lapin sans défense… ou comme un coyote mérite le bichon somnolent de votre voisin.

– Cependant, ces métaphores deviennent quelque peu sinistres lorsqu’on réalise que "le petit lapin sans défense" et le "bichon somnolent" sont des actionnaires comme vous et moi.

– Les grandes sociétés de courtage gagnent la majeure partie de leur argent en spéculant avec des capitaux qui ne leur appartiennent pas, ou en prélevant des frais et des commissions sur des capitaux que leurs clients risquent sur les marchés financiers. En d’autres termes, les actionnaires et les clients supportent la majeure partie du risque. Cependant, lorsque le succès arrive, sous quelque forme que ce soit, l’élite de la finance s’attribue toujours une part démesurée de la récompense. C’est asymétrique. Et dans ce cas présent, l’asymétrie pourrait n’être qu’un autre mot pour dire "avidité".

– Prenez le cas de Morgan Stanley. La société a annoncé de revenus nets de 7,4 milliards de dollars en 2006 — pas moins de 3,7 milliards de dollars de mieux qu’en 2003. Mais parallèlement, la rémunération totale de Morgan Stanley l’an dernier a dépassé les 14,3 milliards de dollars — soit 5,8 milliards de dollars de plus qu’en 2003. N’est-il pas étrange que la rémunération des salariés représente près du double du revenu net de l’entreprise ? Et n’est-il pas tout aussi étrange que cette même rémunération ait gonflé de 60% de plus que les revenus nets depuis 2003, alors que le nombre des employés a à peine augmenté ? En fait, le nombre de salariés a CHUTE depuis la fin 2002.

– La plupart des récipiendaires individuels des primes de fin d’années ne sont pas à blâmer, bien entendu. Ils ont simplement de la chance. Et en tant qu’individus chanceux, ils ont le privilège de partager leur richesse de manière altruiste et charitable… ou pas. De même, les courtiers travaillant pour ces firmes ne méritent pas l’opprobre. Ils gagnent leur pain comme des entrepreneurs, et doivent mener leurs activités dans un marché extrêmement ouvert et compétitif.

– Mais les dirigeants de l’industrie financière — ceux qui perpétuent le statu quo — pourraient envisager de réfléchir une minute à la correction de leurs pratiques. Ces gens croient-ils honnêtement qu’ils méritent des primes de plusieurs de millions de dollars, simplement pour avoir présidé à des activités financières en plein marché haussier ? Et pensent-ils sincèrement que les "stars" du trading méritent des millions simplement pour avoir spéculé avec les capitaux des autres ?

– Pour reformuler la question : se pourrait-il que l’élite financière doive recevoir une part quelque peu plus limitée des bénéfices des sociétés… tandis que les actionnaires ordinaires devraient en recevoir une part quelque peu plus grande ?

** "Aucune personne embauchée pour jouer avec l’argent des autres ne ‘mérite’ de gagner 100 millions de dollars", grogne Steven Pearlstein dans le <i>Washington Post</i>. "C’est certainement vrai du point de vue moral. Mais c’est également vrai du point de vue économique… Commençons avec l’asymétrie fondamentale du risque dans le secteur de l’investissement".

– "Si vous misez votre propre argent", continue Pearlstein, "vous avez la possibilité d’en gagner beaucoup plus, mais vous avez également la possibilité de tout perdre. On ne peut pas dire la même chose, cependant, d’un banquier d’investissement, d’un gestionnaire de <i>hedge fund</i> ou d’un trader en <i>credit default swaps</i>. Dans ce cas, si vous vous débrouillez bien, vous obtenez un pourcentage des gains ou de la valeur de la mise. Mais si vous vous débrouillez mal et que vos clients perdent de l’argent, le pire qui vous puisse vous arriver, c’est de ne recevoir aucune prime. Vous ne devez jamais rendre une partie de la prime que vous avez gagnée l’an passé. Et vous obtenez toujours un salaire de base assez confortable pour continuer les versements sur votre appartement à Manhattan [et] votre résidence d’été à Nantucket"… 

– Personne ne se soucie de rémunérations excessives lorsque les affaires sont en plein boom… et lorsque les prix des valeurs grimpent. Mais lorsque l’heure est à la baisse, tout le monde s’en soucie. Durant le Grand Marché Haussier de la fin des années 90, quasiment personne ne remettait en question la quantité exorbitante d’options accordées par les entreprises de la Silicon Valley à leurs employés (et à leurs dirigeants !)

– Mais une fois le Grand Marché Haussier terminé, une fois que le Nasdaq en pleine implosion, un nouveau marché haussier a commencé : celui des récriminations et des litiges. Des procès naquirent des décombres fumants des anciens chouchous de Wall Street, les actionnaires, désespérés, tentant de récupérer une petite partie de leurs pertes.

– Pour ces actionnaires mis à mal, n’aurait-il pas mieux valu vendre lorsque les choses allaient encore bien ? N’aurait-il pas mieux valu jeter un œil sceptique sur les pratiques douteuses de cette époque, avant de prendre la direction opposée… même si ces pratiques douteuses produisaient une hausse du prix des actions ?

– "Les excès de rémunération dans un secteur mènent à des excès de rémunération dans d’autres secteurs", conclut Pearlstein. "Et en fin de compte, c’est ainsi que se produit la ‘course à l’armement’ dans les salaires des dirigeants. Il s’agit bien plus d’envie que d’économie. Les cadres se plaignent qu’ils devraient gagner autant que les banques d’investissement ; les banquiers sont perturbés s’ils ne gagnent pas autant que les employés du secteur boursier ; les employés du secteur boursier exigent de gagner autant que les traders, et les traders ne se tiennent pas tranquilles avant d’être payés comme des gestionnaires de fonds de couverture".

– Les excès de rémunération engendrent également des rendements moins qu’optimaux pour les actionnaires. Avidité et protection du capital ne semblent pas faire bon ménage — surtout lorsque l’avidité appartient à quelqu’un d’autre, alors que le capital est le vôtre.

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