La Chronique Agora

Dirigez-vous vers la civilisation, puis prenez à gauche

Argentine

GUALFIN, ARGENTINE – Aujourd’hui, nous laissons derrière nous l’univers des actions surévaluées et des boniments politiques.

Nous allons vous raconter simplement ce qu’il s’est passé dans notre ranch de Gualfin, en Argentine, le week-end dernier.

Lundi, comme dans de nombreux endroits du monde, on célébrait le Premier Mai, en Argentine.

C’était une belle journée d’automne dans les vallées Calchaquies. Les feuilles dorées des peupliers frémissaient à peine. Le ciel était d’un bleu éclatant et la température idéale.

« Cette vallée est réputée pour son hospitalité », nous expliquait John.

« Tout était si loin que les gens devaient être aimables les uns envers les autres, à mon avis. Si vous alliez quelque part, vous séjourniez toujours chez des voisins, le long du chemin. Ils étaient contents d’avoir de la compagnie. Ils tuaient un veau ou un agneau et faisaient un asado, un barbecue à la mode argentine.

Nous ne nous contentions pas de l’entendre, nous étions en train de le vivre.

Nous possédons des vignes mais pas de cave. Alors nous envoyons notre raisin – plus de 20 tonnes cette année – à Raoul pour qu’il le vinifie et le mette en bouteille.

Pour y aller, vous descendez dans la vallée, en voiture, comme si vous retourniez à la civilisation, puis vous tournez à gauche.

Ce n’est pas une route que vous auriez envie de prendre la nuit… ou seulement après avoir bu. Elle s’étend sans anicroche à travers le désert, et grimpe légèrement à mesure que vous vous approchez du sommet d’une colline.

Et soudain, vous êtes face à un dénivelé de 150 mètres dévalant vers une ferme de toute beauté, avec des champs de vignes et de piments, quelques bâtiments de ferme et une rivière enjambée par un pont.

Mais vous ne disposez que d’une seconde pour le remarquer. Vous tournez le volant de toutes vos forces pour éviter de tomber dans le précipice.

Puis vous vous collez au bord de la falaise, sur un chemin de terre taillé sur un côté de la roche.

Il faut environ 15 minutes pour descendre de l’autre côté de la vallée, et tout le long, vous vous demandez ce qu’il se passerait si vous croisiez un camion.

Accros aux subventions

Raoul est un jeune homme dont la famille vit dans la vallée depuis 300 ans.

Son arrière-arrière-etc-grand-père, l’un des premiers colons et gouverneur territorial, possédait autrefois une énorme partie de la vallée.

A sa mort, on a laissé sécher son corps. Puis il a été placé dans l’église de Molinos, desséché mais revêtu de son uniforme de grand apparat. Il est resté là, en exposition, derrière l’autel, jusqu’à une époque récente.

« Les gens prenaient les boutons de ses vêtements… et touchaient le corps », a expliqué Raoul. « Alors nous avons placé son corps dans le mur. Dans un tiroir. Il y est toujours, mais vous ne pouvez pas le voir, sauf si vous le demandez ».

Raoul est venu vivre dans la vallée lorsqu’il avait sept ans. Son père était dans l’armée argentine. Mais le moment venu, la famille a repris l’entreprise familiale.

A une certaine époque, les vallées Calchaquies représentaient un secteur productif, au sein des territoires détenus par les Espagnols dans cette région du monde.

Elles ont été exploitées par le peuple Diaguita pendant des milliers d’années. Puis les Incas ont conquis la région et instauré un système de partage des récoltes et de travail forcé.

Les Espagnols ont ajouté leur touche personnelle, mais ont poursuivi les traditions instaurées par les Incas.

Rien n’a changé pendant trois siècles. Mais lorsque nous sommes arrivés – il y a 10 ans environ – la vallée évoluait déjà rapidement.

Les subventions de l’Etat étaient en train de transformer un peuple solide et indépendant en accros aux prestations sociales.

A notre arrivée, les gens du ranch devaient encore travailler pour le propriétaire pendant trois mois. Ils étaient payés pour faire ce travail, mais au taux minimum légal.

Nous avons jugé que ce système était impraticable. Les gens étaient déjà révoltés par ce système du travail forcé. Et nous ne savions pas comment le gérer, de toute façon. Alors nous y avons renoncé et engagé des employés moins nombreux et mieux payés.

Raoul a été témoin d’innombrables problèmes dans la vallée. Le prix de la laine s’est effondré, les moutons ont cessé d’être rentables.

Ensuite, le marché du bétail de montagne a pratiquement disparu. Les sècheresses. Les tempêtes de vent. Les inondations. Le gel. Il ne s’écoule pas une année, quasiment, sans que survienne une calamité ou une autre.

« Vos raisins étaient exceptionnels, cette année », a dit Raoul avec prudence, comme s’il s’attendait à ce que le toit de la bodega lui tombe sur la tête à tout moment.

L’altitude, la sècheresse, la distance. Nous n’avons pas ici le type de maladies dont souffrent les vignes situées plus bas. Nos raisins ne risquent pas d’être gorgés d’eau. Chaque goutte est octroyée avec parcimonie.

Chaque goutte est transformée en un fruit intense que Raoul transforme ensuite en vin.

« C’est surprenant. Je fais du vin pour vous. Pour le couple suisse. Pour les gens de Luracatao, en haut de la vallée. Et pour moi-même, bien sûr.

Nous partageons tous la même vallée, le même climat et ainsi de suite. Mais le goût est différent. Chaque endroit est différent. »

Nous sommes passés de cuve en cuve, en tirant un peu de cette récolte 2017. Toutes contenaient le même raisin : du Malbec. Toutes étaient de la même année, de la même vallée, mais chacune avait un goût différent, à sa façon.

Ensuite, nous sommes entrés dans une salle, sur le côté, loin des grandes cuves en inox. C’est là que se trouvent les fûts de chêne que nous avons importés de France.

D’habitude, Raoul n’élève pas le vin en fûts de chêne. Il pense que cela perturbe la saveur du Malbec. Mais nous avons décidé de voir ce qu’il se passerait si nous faisions vieillir le vin en fûts de chêne. Il est dans ces fûts depuis un an déjà.

Raoul a inséré une pipette dans le tonneau et tiré assez de vin pour pouvoir le goûter. Puis il l’a versé dans un verre qu’il a fait circuler.

« Qu’en pensez-vous ? »

Le parfum du chêne était facile à reconnaître. Il avait modifié le goût du vin.

Etait-ce mieux ?

Difficile à dire. Mais c’était vraiment diffèrent. Plus onctueux. Plus doux.

« Hum… Je trouve que c’est agréable », jugea Elizabeth.

Là, cependant, ce n’était pas le goût du vin qui nous attirait, mais plutôt l’odeur de la viande en train de griller sur un feu de bois.

« Eh, c’est la fin des vendanges. Nous faisons toujours un barbecue, pour fêter ça », et Raoul nous invita à rester.

C’était un asado argentin typique. De l’agneau puis du boeuf… et les bouteilles de vin qui s’enchainent.

Les ouvriers de la bodega et les vendangeurs étaient assis avec nous, à une longue table installée du côté ombragé de la bodega. Nous avons mangé, bu, plaisanté et ri.

En fin d’après-midi, le moment est venu de partir.

« Attendez… vous n’allez pas remonter cette colline, n’est-ce pas ? » m’a demandé Raoul, en montrant du doigt la falaise vertigineuse.

« Bien sûr que si, c’est la seule façon de sortir ».

« Je fermerai les yeux », a ajouté Elizabeth.

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