Ce week-end, nous avons rassemblé le bétail. Nous sommes parti à cheval tôt le matin, mais les gauchos nous avaient déjà largement devancé.
Nous étions censé chevaucher le long de la rivière — jusqu’à l’endroit où elle entre dans un étroit défilé menant à la vallée suivante. Ni le bétail ni les cavaliers ne peuvent passer ce défilé, de sorte que les bêtes tendent à s’égailler sur la prairie qui le précède.
A cause de la nature du terrain, cet endroit est toujours le dernier de la ferme à s’assécher… et c’est là qu’il faut regarder en premier lorsqu’on cherche le bétail.
Il faut environ deux heures pour y parvenir, soit en traversant les marais soit en passant le long des rives sablonneuses. Ensuite, les cow-boys se dispersent, avançant des deux côtés, de manière à pouvoir repousser les bêtes dans la direction d’où elles sont venues.
Comme vous le savez, cher lecteur, en ce moment, nous voyageons. En regardant autour de nous, nous espérons apprendre des choses sur d’autres endroits et d’autres gens — mais aussi sur nous-même.
Sans vouloir en révéler trop sur la suite, nous verrons que la majeure partie de ce qui motive les politiques publiques du genre « eux contre nous » est basée sur un mensonge. Le vrai « eux contre nous »… celui qui compte… est entièrement différent de celui que nous sommes encouragés à croire.
Aujourd’hui, en tout cas, notre parcours nous mène à un rassemblement de bétail à l’ancienne.
Un rassemblement sous multiples pressions
Tant que le bétail ne bouge pas, tout le monde est silencieux ; les hommes se mettent en position… et observent le soleil se lever, clair et chaud.
Puis le tapage commence, chaque homme ayant son propre cri, sifflement ou appel… chacun faisant tournoyer son lasso au-dessus de sa tête et poussant les bêtes à se mettre en mouvement.
Les chiens se déchaînent au même moment, attaquant les sabots avec un enthousiasme démesuré. Puis les bêtes elles-mêmes, se voyant l’objet de tant d’attention hostile, commencent à meugler et gémir… de plus en plus fort et de plus en plus désespérément à mesure qu’elles sont séparées de leurs veaux durant la mêlée.
Ainsi, tout soudain, le rassemblement a lieu.
D’habitude, un énorme nuage de poussière plane sur l’opération et les cow-boys remontent leur bandana sur leur visage. Mais les pluies sont venues tard cette année. Le sol est encore humide. La poussière n’a pas bougé.
Votre correspondant n’est pas vraiment un cavalier émérite, sans parler d’être un gaucho expérimenté. Ces hommes sont nés à cheval. Nous avons commencé lorsque nous avons acheté le ranch il y a 10 ans.
Nous avions plus de 60 ans lorsque nous avons commencé à faire du cheval régulièrement. Heureusement, notre jument Isabelle était une pro. De notre côté, il suffisait de tenir bon… et d’avoir l’air de savoir ce que nous faisions.
Non seulement la jument connaissait son devoir… mais elle l’adorait. Donc chaque fois qu’une vache sortait du rang, elle galopait à bride abattue à travers goulets et ravins, par-dessus les collines… tentant de la dépasser et de la ramener. Plus d’une fois, nous nous sommes demandé si parviendrions à rester en selle.
Dernière chance avant la sécurité administrée
Enfin, le mur de pierres du ranch est apparu. Les bêtes ont franchi une porte, puis plusieurs autres. C’est entre la première et la deuxième qu’elles ont dû réaliser :
« C’est notre dernière chance ; on fonce ».
C’est ce qu’elles ont fait : une dizaines de bêtes ont soudain fait demi-tour et se sont dirigées vers les badlands, une zone pleine de collines, d’arroyos, de falaises et de canyons cachés. En un éclair, elles avaient les chiens aux trousses. Quelques instants plus tard, les gauchos les rejoignaient… aussi décidés à remettre les bêtes dans le rang que ces dernières l’étaient à s’échapper.
Le meneur était un énorme taureau, moitié Criollo moitié Barford. Nous avons galopé après lui tandis que les autres s’occupaient plus grand nombre de fugitifs. Mais nous avons été attentif à ne pas l’affronter.
Premièrement parce qu’il était énorme… et pas franchement d’humeur à être contrarié. Et deuxièmement parce que nous nous rappelions ce qu’il s’était passé la dernière fois que nous avons essayé de faire rentrer un taureau dans les rangs.
Il y a deux ans, un taureau s’est échappé tandis que nous faisions traverser la rivière au bétail. Nous avons galopé pour le rattraper. Et tandis que nous nous penchions pour lui asséner un coup de cravache, la selle a cédé… et nous nous sommes retrouvé sur le sol sablonneux.
Nous étions indemne, et les gauchos ont rapidement retrouvé le taureau. Mais c’était humiliant — et dangereux.
Ainsi, au lieu d’affronter en solo le gigantesque taureau bringé, nous l’avons suivi. Comme le général romain Varro après Cannes, nous avons fait de notre mieux pour rester hors d’atteinte. Nous avons fait en sorte de rester à sa hauteur, sans essayer d’interagir.
Mais les chiens étaient sur le coup, le coursant et l’épuisant. Après quelques minutes, le taureau est arrivé à un abreuvoir, où il s’est arrêté. Il ne semblait plus savoir s’il fallait avancer ou reculer. Lorsque nous sommes arrivé à sa hauteur, nous nous sommes entre-regardés avec méfiance. Il hésitait à choisir entre s’enfuir ou charger ; nous ne savions tout simplement pas quoi faire.
Nous avons lancé notre plus beau cri de gaucho, mais ce sont probablement les chiens qui ont fait basculer la situation. Ils le harcelaient avec une telle fureur qu’il lui était impossible de tenir bon. Il frappa le sol du pied… donna quelques ruades… renifla… remua la tête… puis tourna les talons et battit en retraite vers le troupeau.
Quelques minutes plus tard, le troupeau entier était en sécurité dans notre enclos de pierre.
Le vrai travail : séparation, vaccination et …
Après une petite pause pour déjeuner, le vrai travail commença. D’abord, on sépara les veaux, pour les mettre dans un enclos spécial.
Là, les garçons — certains âgés de 8 à 11 ans seulement — les prenaient au lasso ; un sport excellent. Ils riaient, lançaient leurs lassos… couraient et évitaient les bêtes… qui étaient deux à trois fois plus grosses qu’eux.
Lorsqu’ils parvenaient à attraper un veau, ils tentaient de le maintenir en place tandis que Natalio ou Pablo — deux de nos gauchos — venaient administrer le « coup de grâce » : ils entaillaient l’oreille de la bête… lui sciaient les cornes, s’il en avait, et le castraient si nécessaire.
Toute l’opération ne prenait que quelques minutes par veau, mais ils étaient 108. Il a fallu tout l’après-midi.
Ce devait être une sorte d’illusion d’optique… ou peut-être qu’ils étaient trop ignorants. En tout cas, les gamins semblaient ravis.
Comment était-ce possible ? Ils vivent dans des maisons au sol en terre battue, sans chauffage. L’Argentine a une inflation à 40%… pas d’équipe de football américain… une économie qui recule… et un gouvernement qui lutte pour sa survie. Et voilà que ces garçons étaient forcés de courir après des veaux dans un enclos.
En dépit de leurs sourires et de leurs cris de joie, ils ne pouvaient pas être heureux, si ? Ils n’ont ni iPhone ni iPads. Est-ce que quelqu’un pourrait lever des fonds pour leur donner des jeux vidéo ?
… Traitement de choc
Dans le même temps, le principal théâtre des opérations se trouvant dans le grand enclos. Chaque animal devait passer par une chicane, où il subissait un traitement ressemblant assez à ce que vit une personne passant la sécurité à l’aéroport. C’est-à-dire qu’il était poussé, tiré… inspecté… et ses cojones — s’il en avait — étaient coupées.
L’un après l’autre, les taureaux et les vaches passaient par la chicane, étaient immobilisés… et vaccinés contre l’anthrax, la fièvre aphteuse, plus une autre piqûre d’antibiotique généralisé sur laquelle nous n’avons pas plus de précisions.
Certaines des bêtes ont calmement accepté leur traitement. D’autres ont paniqué, se débattant et écrasant leurs camarades bovins par la même occasion.
Il fallut environ quatre heures pour tous les traiter. Il restait toutefois quelques détails à régler. Deux des jeunes mâles furent jugés inaptes à devenir des taureaux. Ils étaient déormais quasiment à maturité — mais eux aussi devaient être castrés.
Trop gros pour être maintenu simplement en leur mettant un genou sur la cage thoracique, on leur passa un lasso autour des pattes avant et arrière ; ensuite, des gauchos les tinrent fermement aux deux extrémités tandis que l’opération était accomplie avec un couteau de gaucho affûté.
Enfin, le travail fut terminé. Les garçons couraient encore un peu partout, lasso en main. Mais les gauchos et votre correspondant étaient fatigués. Il était temps de relâcher les animaux et de terminer la journée.