Travailler ou réfléchir ? Etre oisif ne favorise pas nécessairement la réflexion de qualité… tout comme le travail ne rend pas forcément idiot !
« Ne sois pas ridicule… »
La branche féminine de la famille manifeste une opinion contraire.
Cela concerne ce que nous avons écrit la semaine dernière dans la Chronique. Pour faire bref, elle pense que nous disons n’importe quoi.
Une nouvelle aristocratie
Les fidèles lecteurs de la Chronique savent que nous disons souvent n’importe quoi. « Parfois nous avons raison, parfois tort, mais nous doutons toujours. »
La semaine, nous ne cernions pas bien lequel des trois.
Nous essayons de nouvelles idées, à la façon dont on essaye de nouveaux vêtements : en étant sûr de pouvoir les rendre après le mariage. La semaine dernière, nous avons essayé une idée émise par le critique d’art britannique Clive Bell, selon laquelle des mains oisives sont essentielles pour la civilisation.
Bell affirme qu’une société civilisée a besoin d’une élite… de gens qui ont le temps de « penser et de ressentir »… afin de développer des connaissances, un jugement et un goût permettant d’apprécier les choses les plus raffinées.
Les mains laborieuses, en revanche, appartiennent à des sangliers, des bouffons, des capitaines d’industries… et aux présidents des Etats-Unis.
Voilà pourquoi le bitcoin est une telle merveille. Il semblerait qu’il nous offre une aristocratie toute nouvelle : des gens qui ont fait fortune alors qu’ils étaient encore jeunes, sans devoir trimer et se laisser détourner de la « pensée et du sentiment » nécessaires pour bien vivre.
Le revenu minimum universel
Cela cadre également avec cette revendication grandissante concernant un « revenu minimum universel » que le gouvernement verserait à tous les citoyens, qu’ils travaillent ou non.
En théorie, les robots vont mettre la plupart des gens au chômage. Un revenu universel leur permettrait de survivre… et d’avoir du temps libre pour se consacrer à leurs passe-temps, cultiver leur côté artistique, leur âme charitable et les « pensées et sentiments » nécessaires pour qu’ils s’élèvent au-dessus du statut de rat d’égout.
Nous le disons avec la plus grande humilité et même un peu d’auto-dérision. Car, depuis ces 45 dernières années, nous faisons partie de ces rats qui travaillent de 8h à 19h, cinq jours par semaine. Nous n’avons pas eu le temps de lire des ouvrages classiques, ni de faire attention aux différentes modes, ni même de garder le contact avec les amis et la famille.
Nous ne faisons pas la différence entre un Richter et un Basquiat. Nous reconnaissons Chopin lorsque nous l’entendons, mais pour autant que nous puissions en juger, Mahler pourrait tout aussi bien être Mozart. Achille ? Hector ? Etaient-ils cousins ? Quant à nos enfants, notre plus jeune fils est né quelque part dans les années 1990… il doit bien avoir 23 ans, maintenant… peut-être bien 24.
Oui, cher lecteur, nous avons eu la tête dans le guidon. Mais à présent que nous approchons de l’âge de la retraite, le guidon s’éloigne.
Les jeunes n’ont pas la moindre idée, et n’apprécient pas vraiment, la somme de travail que cela exige, de gagner de l’argent. Et les « vieux » détiennent une vérité encore plus profonde : cela n’a guère d’importance.
« Tu as bien dormi la nuit dernière ? » se demandent-ils les uns aux autres. Personne ne demande si votre argent a bien dormi. Personne ne s’en soucie.
Et où cela nous mène-t-il ? Sommes-nous devenu guère plus qu’un « un manteau loqueteux sur bâton » — comme le formulait Yeats —, faisant comme si sa fortune et son grand âge lui donnaient droit à un statut ?
Un modèle de civilisation ?
C’est bien l’idée… De quoi a-t-elle l’air, sur nous ?
« Ridicule », riposte notre épouse.
« Construire une entreprise, c’est résoudre des problèmes. Les problèmes ne cessent pas parce que tu n’es plus actif dans ton entreprise. Une famille doit encore faire face à des problèmes. Tu fais encore face à des problèmes. Tout le monde a des problèmes. Même à la retraite, tu sollicites tes compétences en matière de résolution de problèmes, pour les régler.
« En outre, avoir de l’argent sans avoir travaillé pour le gagner constitue probablement plus une atteinte à une attitude civilisée qu’une bénédiction.
« Regarde donc dans le parc devant la maison. Regarde à Baltimore. Regarde ces personnes qui ont grandi grâce aux prestations sociales… dans des HLM… ou en recevant de l’argent de l’Etat.
« Ils n’ont pas travaillé. Représentent-ils la civilisation ? Passent-ils leur temps assis sur des bancs dans un parc, à lire Platon et à écouter Mahler ? Font-ils la différence entre Apollonien et Athénien… entre les Droits de l’Homme et un angle droit ?
« Penses-tu vraiment qu’ils ont entre eux des conversations pleines d’esprit, charmantes et provocantes… et qu’ils sondent les fondements de la vérité, de la beauté et de la justice ?
« C’est bien beau que Clive Bell pense que les classes supérieures anglaises, éduquées et favorisées, sont peut-être capables de mener une existence civilisée. Il faisait partie du Groupe de Bloomsbury, avec John Maynard Keynes et Virginia Woolf.
« Ils avaient fréquenté Oxford et Cambridge. Ils avaient lu les grands classiques. Ils avaient un sens des responsabilités leur permettant de ne pas gâcher leur vie, de l’utiliser pleinement… »
De l’argent pour le peuple
« C’est à cela que nous devons une bonne partie de notre civilisation » a-t-elle poursuivi. « Ils étudiaient les oiseaux… les arbres… et l’économie…
« Où a-t-on trouvé les idées qui sont à l’origine de la Déclaration d’Indépendance ? Et de la Constitution ? En s’inspirant des penseurs britanniques : Locke, Hume, Smith. Ils disposaient des fondations du savoir, et du loisir de pouvoir explorer des idées et les comprendre.
« Mais Bell se trompe totalement s’il pense que seul l’argent gratuit, distribué au peuple, fait naitre une société plus éclairée, érudite et sophistiquée.
« Au contraire, il nous appauvrira de toutes les manières possibles : économiquement et socialement. Et culturellement. Ce sera un désastre.
« Et ce sera un désastre pour nos enfants, s’ils gagnent tellement d’argent avec le bitcoin qu’ils n’ont plus besoin de travailler.
« C’est le travail, les difficultés et les luttes qui donnent du sens à notre vie, pas l’argent. Voilà pourquoi les drames grecs mettent en scène un héros… et des confrontations, quelles qu’elles soient. Le héros doit se battre contre quelque chose… même si c’est contre le Destin… ou les dieux… ou ses propres défauts. C’est ce qui donne du sens au drame. Et c’est également ce qui donne du sens à la vie ».