Déterminer la capitalisation d’une société va souvent de pair avec l’assurance qu’elle est intrinsèquement liée à la valeur de ce que cette entreprise possède et produit. C’est oublier la variable la plus importante pour déterminer la valeur des choses…
Tout au long de l’histoire, il existe des corrélations que vous pensez pouvoir considérer comme stables – voire constantes – entre le marché boursier, la production de richesses, la masse de plus-values ou de profits, la confiance des agents économiques, etc.
La raison conduit à considérer qu’il y a un rapport direct ou indirect entre la masse de capital d’un côté et la production des richesses de l’autre, par exemple.
Le capitalisme est en effet un système dans lequel la propriété du capital donne le droit de prélever une part sur la production de richesse, parallèle au droit des salariés à percevoir un salaire. Le capital est ici un rapport social, un droit à prélever.
Hélas, les choses ne s’arrêtent pas là. Le capital dans son acception courante est double. Il désigne à la fois les équipements, usines, machines, processus et savoirs accumulés – bref, le capital productif –, mais aussi la contrevaleur, c’est-à-dire le papier, qui représente ce droit.
Ce que l’on cote en bourse, ce qui a donc un prix, ce n’est pas le capital physique, c’est la contrevaleur monétaire des droits, c’est une valeur exprimée par un prix qui lui-même est exprimé en une monnaie.
On mélange tout
De cette complexité entretenue par la confusion du vocabulaire naît une confusion systémique. On mélange tout. Il n’y a pas d’un côté le capital physique, celui qui entre dans le processus de production et, de l’autre, les salariés qui participent à la production. Non, il y a le capital productif, les salariés et les détenteurs des contrevaleurs du capital, les détenteurs de ce que je désigne souvent par l’ombre du capital ou le capital fictif.
A notre époque, les détenteurs des contrevaleurs du capital s’enrichissent plus par la magie de l’alchimie boursière que par les profits auxquels leur donne droit leur part de capital physique. Ou, si vous voulez, on gagne plus dans l’imaginaire boursier et financier que l’on ne gagne dans la sphère réelle. L’imaginaire enfle plus vite que le réel.
Quand j’ai énuméré cela, vous croyez avoir tout compris et avoir fait le tour du sujet ? Eh bien non car, à côté, il reste la monnaie.
Tout passe par la monnaie, aussi bien la constitution du capital que les salaires, mais aussi la masse représentée par la valeur monétaire de toutes les contreparties du capital, de tous ses droits, de toute la capitalisation boursière.
Le cours d’une action, c’est la constatation d’un échange entre, d’un côté, un droit à prélever sur la production de richesses et, de l’autre, un signe monétaire ! Eh oui, quand vous achetez un titre sans y penser, vous échangez de la monnaie, un dépôt bancaire ou une monnaie banque centrale ou du Trésor public contre une part de capital, contre un droit à prélever.
Il y a un rapport que vous ignorez entre ce que vous achetez et ce que vous donnez pour payer votre achat. Et cette monnaie n’est pas neutre puisqu’elle vient de la politique de la banque centrale, de celle des banques en général, des gouvernements, etc.
La valeur fondamentale oublie le rôle de la monnaie
Donc quand vous raisonnez en terme de valeur fondamentale ou intrinsèque du capital, vous prenez un raccourci considérable, complètement injustifié, faux même : vous passez à côté de tout, et en particulier vous escamotez le rôle central de la monnaie.
Est-ce que le prix monétaire payé pour une masse de profits dans le système est le même selon que la banque centrale a un bilan de 1 000 ou 6 000 milliards ? Bien sûr que non ! Le ratio primaire, celui du PIB au bilan de la banque centrale, est déterminant. Plus le bilan de la banque centrale est important par rapport au PIB, plus les prix doivent être faussés, et moins ils sont comparables à ceux qui seraient constatés avec un ratio plus petit.
Le système est vicieux, il escamote toujours l’essentiel pour rester « non su », « non connu » de ceux qui y participent.
Dans une économie monétaire, la monnaie est un voile, un fétiche, un refuge de nos ignorances, c’est le brouillard ou le nuage de fumée qui enveloppe les mystères d’Eleusis et qui permet à une caste de grands prêtres de détenir le pouvoir sur les croyants et même les non-croyants qui ne savent qu’ils croient., qui naïvement se croient païens.
Tout passe par la monnaie et tout est modifié, distordu selon que cette monnaie est abondante, surabondante ou rare. Selon aussi qui la détient, car toutes les monnaies ne se valent pas.
Elles sont toutes différentes, selon qu’elles sont stockées ou thésaurisées, bref selon leur rotation. Et il n’y a pas une vitesse de rotation de la monnaie : il y a autant de vitesses de rotation que d’usages, de stockages ou d’agents qui en disposent.
Deux sortes de monnaies
La nature objective de la monnaie est un mythe, pire, une escroquerie. A notre époque, la monnaie est une abstraction trompeuse car la monnaie financière, celle qui est piégée dans le monde imaginaire financier, n’est pas la monnaie économique qui sert dans les échanges contre des marchandises. La monnaie domestique dollar, malgré le nominalisme, n’est pas aussi la monnaie extérieure « dollar », eurodollar, asiadollar, etc.
Vous commencez à mesurer le gouffre d’ignorance de tout ce qui entoure le capital, les contrevaleurs du capital, les prix du capital, la capitalisation boursière, les expressions monétaires de la capitalisation des marchés, etc.
Et vous comprenez pour quoi les ménages ne cessent de croire qu’ils s’enrichissent alors qu’ils ne font que s’appauvrir !
Ce que je veux vous faire toucher du doigt, c’est quelque chose de très difficile à faire comprendre. Même ceux qui prétendent avoir une approche fondamentaliste des marchés boursiers pratiquent en réalité la pensée magique. Non pas parce que le fondamental n’existe pas, comme le font croire les clowns modernistes, mais parce que le réel est d’une complexité extrême qui le rend radicalement inconnaissable.
L’illusion du fondamental
L’approche fondamentale est rendue illusoire par plusieurs problèmes. Déjà, par le fait que l’investissement concerne le futur, inconnu et incertain. Ensuite, parce qu’il passe par la médiation de la monnaie, dont la valeur et la quantité et les mouvements sont tout aussi inconnus et incertains. Puis ces mouvements traversent l’épaisseur du crâne humain avec les esprits animaux chaotiques, ce qui n’arrange rien. Et, enfin, le rapport social entre les détenteurs du capital et les salariés est lui-même inconnu et incertain.
En somme, la pensée fondamentale est une pensée magique, comme la pensée financière.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]