Longtemps considérée comme un trésor national, l’épargne en or des Français est entourée de mythes.
Il fut une époque où cette simple phrase permettait de clore un différend : « Je l’ai vu à la télé ! »
Tout le monde sait que de nos jours, il ne serait pas concevable d’étendre cette réponse aux réseaux dits sociaux tant ce qui s’y dit est peu fiable. En revanche, si je vous propose que, pour nous mettre d’accord, nous nous adressions à ChatGPT ou je ne sais quel autre androïde bavard, je suis certain que vous accorderez à cette « chose » un privilège d’arbitre.
Je m’intéresse à l’épargne en métaux précieux depuis l’éclatement de la bulle Internet. Depuis cet événement, je ne compte plus les articles qui sont parus dans la presse financière ou généraliste présentant les Français comme les champions du monde de l’épargne en or – totalisant une fois 3 000 tonnes, une autre fois 5 000 tonnes, dont les deux tiers auraient été constitués de monnaies d’or héritées de la belle époque de Napoléon III et de la IIIe République.
Etant un peu lent à comprendre de nature, je n’ai réalisé que récemment que, d’année en année, les mêmes chiffres étaient donnés dans ces marronniers alors que le World Gold Council, une autorité établissant des statistiques au niveau mondial sur l’investissement en or, dévoilait que le solde des transactions de l’épargne en or d’investissement des Français était majoritairement négatif (sur la seule période allant de 1992 à 2023, ceci représente un déficit cumulé d’environ 420 tonnes de pièces et lingots d’or).
La presse nous ment donc chaque année, mais quid de ChatGPT ? Tout le monde nous vend l’omniscience de l’androïde bavard, il est donc logique de se tourner vers cette pythie numérique pour obtenir une réponse. Voici ce qu’elle m’a répondu :
J’ai alors compris deux choses.
La première que ChatGPT n’a pas plus d’intelligence qu’un répondeur téléphonique ou qu’un cacatoès bien dressé (résumé en anglais par : garbage IN/ garbage OUT). La seconde est que si je voulais en savoir plus, il fallait que je m’y colle.
C’est donc ainsi qu’est née cette quête du Graal en 2022, cette investigation sur le montant de l’épargne or des Français.
De prime abord, le défi ne semblait pas très difficile à relever.
En effet, évaluer le volume d’or monnayé (le seul qui puisse l’être) en 2024 revient à faire une simple soustraction : cumul des émissions diminué du cumul des démonétisations. Ces éléments ont été aisément trouvés en accédant aux archives de la Banque de France et du ministère de l’Economie et des Finances.
Néanmoins, il faut aussi prendre en compte l’usure des monnaies, le frai, qui les condamne à la fonte. Il ne faut pas non plus oublier les guerres que les Français ont subies et le soutien financier qu’ils ont apporté à la défense, les confiscations de l’occupant, les pertes diverses dont l’exportation, etc.
Certains de ces événements sont documentés. Malheureusement, ils ne le sont que pour une minorité.
Les guerres ont prélevé un montant considérable d’or sur cette épargne. Sur les 3 526 tonnes d’or monétaire mises en circulation, les guerres n’en ont laissé que 60%. Les ponctions sur l’épargne des Français et les pertes diverses ont encore accru considérablement la perte.
Finalement, il resterait en 2024, au mieux, entre 600 à 700 tonnes d’or des monnaies françaises (et 122 tonnes à la Banque de France) et 15 à 20 tonnes d’or sous la forme de monnaies étrangères (et 60 tonnes à la Banque de France). Cela représente une perte moyenne de plus de 80% de l’ensemble des pièces françaises (3 526 tonnes de pièces monnayées et 218 tonnes de jetons émis de 1951 à 1960, soit au total 3 744 tonnes).
Certes, 700 tonnes d’or, ce n’est pas 3 000 tonnes, mais ce n’est pas insignifiant non plus. Ceci représente environ 120 millions de pièces de 20 francs germinal en or sur les 696 millions de pièces de 5 à 100 francs frappées de 1803 à 1960.
Pour donner un ordre de grandeur, ces 700 tonnes, c’est un peu moins du cumul du volume d’or des pièces américaines Gold Eagle frappées depuis 1986 (885 tonnes d’or) et un peu plus de celui des pièces d’or chinoises Panda frappées depuis 1982 (680 tonnes).
En tout état de cause, ce résultat exclut de continuer à entretenir la fable des 3 000 tonnes, et encore moins de celle des 5 000 tonnes d’or.
Cette enquête passionnante m’a conduit à faire plusieurs découvertes étonnantes.
Dans le cadre de cette fable des 3 000 tonnes, il est de coutume de vanter les exploits des Français en matière d’épargne or. En avançant, par exemple, que ceux-ci détenaient « 20% du stock mondial d’or thésaurisé« . Cette affirmation a été reprise par plusieurs auteurs depuis la fin du XIXe siècle et fait partie intégrante de la fable dans ce siècle.
En fait, s’agissant des émissions de monnaies d’or françaises, un ancien directeur de l’Administration des Monnaies et Médailles (Alfred de Foville) écrivait en février 1898 dans son rapport annuel : « Nos quatre milliards d’or monnayé font presque la cinquième partie du stock total des deux mondes et c’est là, ce nous semble, une constatation qu’il n’était pas superflu de bien mettre en lumière. »
Avec les années et une lecture approximative, ces 20% de l’or monnayé dans le monde (soit la masse monétaire métallique or) se sont transformés en 20% de l’épargne thésaurisée dans le monde. Les perroquets ont repris année après année la formule déformée, et c’est ainsi qu’elle est entrée dans la fable.
Lorsqu’on soulève le voile, on découvre que le marché de l’or français n’est plus depuis bien longtemps que l’ombre de lui-même. Trop longtemps soumis au contrôle des changes et régulé par une poignée de commerçants, le marché français est pétri de vieux principes et tourne autour de méthodes héritées d’un ancien temps qui ont été toutes révoquées en 2004, mais que certains s’évertuent à maintenir pour faire croire au public qu’ils en assurent encore le contrôle.
L’autre découverte vaut son pesant d’or. En matière de fraude, le commun des mortels a une idée assez précise du profil des fraudeurs. De la même façon, ce commun des mortels n’oserait, un seul instant, envisager que l’Etat puisse se lancer dans des manipulations coupables touchant la monnaie.
Pourtant de 1951 à 1960, le ministre des Finances a fait fabriquer par l’Administration des Monnaies des copies parfaites (en vérité pas totalement !) des monnaies d’or de 20 francs démonétisées en 1926 pour être utilisées à des fins de régulation (pour ne pas écrire de manipulation) du marché de l’or par le Fonds de stabilisation des changes (dépendant du Trésor, mais opéré par la Banque de France).
Ces pièces, ou plutôt jetons puisqu’aucun acte légal ne leur a donné droit d’existence, sont en tout point semblables aux modèles authentiques frappés de 1907 à 1914, et portent d’ailleurs les millésimes de ces originaux de façon à mieux tromper le chaland. De nos jours, la copie de monnaie démonétisée est un délit selon l’article 442-3 du Code pénal.
Outre les deux autorités citées plus haut, ces copies ont été réalisées avec l’aval de la Banque de France et du président de la République. Les archives des minutes des réunions révèlent aussi qu’au sein du Conseil général de la Banque, certains administrateurs étaient plus que réticents et qu’une note de l’Administration des Monnaies mettait en garde la direction quant à l’illégalité de la démarche, allant jusqu’à suggérer de passer sous silence l’existence de ces copies (ce qui fut fait dans les rapports annuels de 1951 à 1960, néanmoins, les archives de la comptabilité mettent au jour la forfaiture).
Cerise sur le gâteau : ces copies ne sont pas identiques aux originaux. En effet, comme le révèle un document trouvé encore dans les archives de la Banque, ces pièces ont une teneur en or inférieur au titre officiel d’or de 900 millièmes (exactement 897,3 millièmes). En d’autres termes, pendant plusieurs décennies, les Français – croyant acheter des monnaies d’or au titre garanti par l’effigie des pièces, faisant office de sceau légal – ont été lésés de plus de 654 kg d’or fin par l’Etat.
Enfin, la dernière trouvaille dans ces archives… Il s’agit de la célèbre et presque mythique monnaie de 100 francs Bazor frappées de 1929 à 1936 à près de 14 millions d’exemplaires. Sa création a été ordonnée par la loi monétaire de 1928. Mais ces pièces n’ont jamais quitté les coffres de la Banque de France. Leur démonétisation pour être fondues a été ordonnée le 26 septembre 1936. La Banque en conservait toutefois 190 000 exemplaires selon un inventaire détaillé de 1960. Tout porte à croire que ce nombre n’a pas changé depuis. Ces pièces n’ayant jamais été mises en circulation, comment ne pas s’étonner d’en voir ainsi circuler dans les mains de collectionneurs.
Ce nouvel ouvrage n’a rien en commun – sinon ce métal jaune qui fait rêver beaucoup de gens – avec mes trois précédentes publications[1], qui étaient plutôt des guides, des modes d’emploi pour approcher l’investissement et l’épargne en métaux précieux.
Avec ce dernier, j’ai découvert un monde nouveau, celui des archives. Un monde où il me semblait lire par-dessus l’épaule de nos ancêtres, un monde qui m’a plongé dans l’Histoire de France et m’a ainsi permis de démonter cette fable séculaire des 3 000 tonnes d’or que détiendraient les Français.
Le livre de Yannick Colleu sera disponible dès le 28 septembre en librairie.
[1] Guide d’investissement sur le marché de l’or aux Éditions Gualino (2008), Fiscalité des métaux précieux aux éditions L’Alambic (2012) et Investir dans les métaux précieux: Le guide pratique complet chez Eyrolles (2014).